trois francs.

Maman attend toujours les huissiers.
Elle aurait pu se faire une raison, quand même, depuis vingt ans. Mais non. La raison, elle l’a toujours pas retrouvée. Tout ce qu’elle a, c’est une cause, son petit pêché originel à elle, son déclic à névroses. Une erreur de comptabilité de trois francs commise il y a cinquante ans.
Ha ! Ces petits détails anodins qui finissent par prendre tant de place.

Mais en attendant, les huissiers ne sont toujours pas là.
Alors maman prend son mal en patience. Elle s’occupe. Elle harcèle ses enfants pour qu’ils se reproduisent. Et pour ceux d’entre nous qui ont accompli leur mission, faut pas croire que le boulot soit fini. Maintenant, il faut qu’ils laissent la grand-mère voir plus souvent ses petits-enfants. Sans quoi, on n’est rien que des enfants indignes et méchants.

Bon. Ils font quoi les huissiers ?
C’est quand que je vais payer ? elle se dit, maman. Y’a une facture en cours, hein, faudrait pas l’oublier.
Ce qui est drôle et qui m’a longtemps fait pleurer, c’est que maman, c’est une vraie tête de mule. Une championne de la mauvaise foi, une convaincue de quand ça l’arrange. Alors, va t’en donc, du haut de tes douze ans, lui faire comprendre à maman, que c’est rien que des conneries tout ça.
Va t’en donc, du haut de tes vingt ans, lui faire comprendre à maman, que ce qu’elle veut payer, c’est autre chose.
Va t’en donc, du haut de tes trente ans, lui faire comprendre à maman, qu’elle est passée à côté de sa vie y’a vachement longtemps et que maintenant, de toute façon, c’est foutu. Et va t’en donc l’accepter, toi.
Alors bon, je m’en suis allée.

Maman, les huissiers, ils viendront plus tu sais.
Y’a plus que ça à dire. En attendant, j’en ai usée, de la salive.
J’en rigole. Beaucoup. C’est vrai que tout bien réfléchi, vingt ans de la vie d’une famille entière gâchés pour une erreur de trois francs, y’a un petit côté dérisoire qui me chatouille les pieds. Et ça va pas en s’arrangeant. Je dois avoir des semelles percées. Tout me fait marrer.
Et quelqu’un, là, me dit depuis quelques temps, arrête, tu sauveras pas le monde. Accepte ton impuissance et barre-toi.
Peut-être qu’il continuera de me le dire dans vingt ans.

Paris, le 9 décembre 2009.
Tiens, les huissiers viendront peut-être aujourd’hui. Fêter les vingt ans de ta maladie avec moi. Et puis dans un mois, on se fait une grosse fiesta ! Y’a les dix ans de l’internement de mon ex ! Tu crois qu’on pourrait demander aux huissiers de venir aussi ? Ils s’entendront vachement bien avec la petite voix de la télé !
Tu ne sauveras pas le monde. Accepte ton impuissance et barre-toi.
On peut l’accepter combien de fois, son impuissance, dans une vie ? Si l’ambulance, elle gagne trois fois, j’ai le droit de rejouer ? Nan ? C’est game over ? Pff. C’est pas juste.
Faut dire, c’est compliqué comme jeu. Si les fous étaient cons, ce serait plus simple.
Et si j’arrêtais de rigoler, je me mettrais à pleurer, et je pourrais plus jamais m’arrêter.

2 réflexions sur “trois francs.

  1. Morgane17 dit :

    Chère B…, tes mots font des échos particuliers en moi. Les mots qui suivent ne sont pas de moi (Pow wow) mais je te les adresse parce qu’ils sont juste ce que j’ai envie de te dire :

    Si un jour me ramènent
    Mes pas au manège,
    Pour un tour sous la neige
    Sur ces chevaux de bois,
    Ce manège a cent ans
    Il verra notre amour,
    Contre le temps qui court,
    Se poser un moment

    Le temps s’arrêtera
    Ta tête dans mes bras,
    Loin de l’éternité
    Une heure suffira

    Je t’embrasse
    Marie

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