L’aimant

J’aimerais que le deuil passe. Qu’il passe comme s’il n’avait jamais existé. Arracher la page avant de la lire, sans avoir à ingurgiter chacun des mots qui composent les paragraphes désordonnés.

Qui es-tu, mon aimant ? Mon cher coeur d’énergie qui m’attire dans des contrées où j’ai peur de me rendre ? Me rendre à qui, à quoi ? Au vide, constamment.

Mon aimant contre lequel je lutte. Lequel de nous deux n’aime pas l’autre ?

Je déteste ce sentiment d’impuissance, ce mélange détonnant de colère et de frustration. Je le déteste, et c’est bien pour ça que je me vautre dedans. Il me faut décortiquer, sans relâche, pour enfin pouvoir me lasser et arracher ce que tu as oublié en moi. Je t’abandonnerai ensuite sur le bord du chemin, meurtri et désolé. J’en suis capable. Je me rêve dans le rôle de l’abandonnée.

Comment est-il possible d’accepter que je n’y peux rien ?

Je me raccroche à mon vide, mon fidèle et constant vide. Je rêve de te gifler, de te lacérer le dos pour que tu comprennes que tu n’as pas le droit de ne pas m’aimer, mon cher aimant. Je me frustre de ne pas le faire. C’est pas grave, je nourrirai ce besoin autrement.

Qui ne nous deux est le porc qui a envie d’être humilié ? Les frontières n’ont jamais été claires entre l’autre et moi. J’ai tant de mal à distinguer ce qui m’appartient de ce que je viens trouver en toi. Le tout forme une mélodie âpre sous les doigts, comme un gâteau sec que d’autres ont léché avant moi.

Comment accepter de ne pas être le centre du monde ?

Mon maître magnétique. J’ai envie de t’étouffer avec mon sexe, de te voir gigoter, les yeux exorbités. Qui de nous deux domine l’autre ?

Si je ne lutte pas, c’est parce que je me sens la capacité de tout détruire. De tuer toute vie autour de moi. La part créatrice a aussi le pouvoir d’exterminer. La part de vie est sans pitié. Elle fait naître, elle fait mourir.

Comment accepter d’être toute puissante ?

Mon point d’équilibre est quelque part par là, entre vie et mort. Entre tout et rien. Aussi lucide que je puisse être, je naviguerai toujours en aveugle, guidée par mon seul aimant.

Fidèle au Nord.

J’irai donc au Sud. Pour lire la page, ingurgiter chacune des émotions qui composent mes paragraphes désordonnés.

Je t’aime, boîte de Pandore aimantée.

Solstice d’hiver

Le 15 décembre 2017, appel de ma soeur. Je l’entends dans son « coucou ma soeur ». Je l’entends. Attends, j’éteins la musique. Qu’est-ce qui se passe ? Ils vont mettre maman en soins palliatifs.

Le 16 décembre,  je mets une éternité à faire 3 mètres, à boire mon café, à faire 300 mètres, à changer mon billet de train initialement prévu pour le 21. Je sors de la boutique sncf. Je pense à Noël. Je vois les livres dans ma librairie jeunesse. J’achète des livres, mes neveux, ma nièce. Je pense à Noël qui ne peut plus reculer.
Ma soeur me passe maman au téléphone, elle entend mon aurevoir. Elle sait que je vais arriver. Elle réagit encore.

Le 17 décembre, j’arrive à Lyon à midi. Ma soeur, mon père et moi, nous allons à la Sauvegarde. L’hôpital où ma vie a été sauvée. L’hôpital où ma mère meurt ce soir-là à 22h15.

Des jours de brouillard dont je ne suis pas encore sortie. Flou et cotonneux, dis-tu, ma chère louve. Oui. Ça doit être ça.

Un mal de tête constant, pendant 4 jours, me protège du monde extérieur et amortit chaque douleur malvenue, chaque geste, chaque parole. Je ne laisse passer que les sourires sincères, les émotions vraies et bienveillantes. Tout le reste est filtré, trié, recyclé par un mécanisme automatique que je ne contrôle pas, mais qui me permet d’être debout et de tenir le choc. A la moindre saturation, je me fige et je quitte mon corps, à quelques centimètres derrière moi. Quand la menace est partie, je reviens. Je m’autorise à pleurer et à vivre ce deuil.
Les embrouilles avec la belle-soeur qui n’a pas compris que ce n’est pas sa mère qu’on va enterrer.

Le 21 décembre, nous mettons le corps de maman en terre. Je ne pense qu’à une chose : La vie est d’une beauté qui nous dépasse, tous autant que nous sommes.

Noël. Papa en compagnie de son Alzheimer. Je prépare des repas. Je fais des courses. Je suis là de mon mieux.

Je ne sais pas très bien où je suis.
Aujourd’hui, je suis rentrée dans ma bulle chez-moi. Il était temps que je me retrouve dans mon quotidien. Je reste perplexe face à cet état étrange que j’ai l’impression de découvrir.
Je sais que j’ai dit adieu à maman il y a déjà plusieurs semaines. J’ai dit adieu à la part toxique de notre relation. J’étais déjà en deuil depuis quelques temps.

Aujourd’hui vient le deuil de la femme qui m’a donné la vie. Chaque nuance compte, chaque reflet est différent.

Aujourd’hui, je pense aux dernières paroles que j’ai entendues de sa bouche, au téléphone, début décembre. Le traditionnel « dommage que tu sois si loin ». Et le plus rare mais omniprésent  « il faudrait que tu trouves un compagnon. » Additionné d’une remarque  : « Ça aide. »
Je sens que ce dernier message gratte quelque chose en moi. Je sais qu’elle a raison, quelque part. Je ne peux pas tout faire toute seule. J’avance beaucoup mieux quand je suis bien accompagnée.
Je sais aussi qu’elle a tort, quelque part. Je me sens déjà accompagnée. Par le moindre sourire, par le moindre mot, le moindre geste. La plupart des messages que j’ai reçus sont des duvets de tendresse et d’amour pour moi.
Je me sens forte. Étrangement forte. Confiante, sereine. Étourdie par ce déferlement d’émotions et chamboulée par l’idée que « maman » n’est plus. Une idée qui va me percuter, encore et encore, tant que je n’aurai pas vraiment réalisé.
Mais le bon à garder, il est dans mes tripes, dans mon corps, dans mon coeur. Je le garde précieusement. Une page se tourne. Je me sens humble et heureuse face à la vie qui me parcourt.