Petite voix

Ça y est, je burn out.
Tout allait beaucoup trop bien et j’ai voulu trop faire.
(Allez hop, un petit coup de flagellation coupable au passage.)
La tête noyée dans du trop qui semble sûrement n’être rien pour quelqu’un de normal. Sauf que là, vraiment, je me sens pas normale du tout. Même pas une zèbre normale.
(Allez hop, fais ta 4 de base en désintégration interne.)
J’ai même pas de relation amoureuse à proprement parler, mais rien que tenter de développer des communications par écrit avec des gens sympas sur un site de rencontre, ça m’épuise. L’écrit m’épuise.
Je passe ma matinée à remuer, analyser toutes les données dans ma tête, pour chacun.e, et après, après, mettre tout ça par écrit. Bug.
Bug. Prendre un livre. S’aérer l’esprit. S’endormir. Réveil après un quart d’heure car tu sais qu’il faut pas faire de sieste trop longue. Sonnerie. Allez, encore un quart d’heure. Se lever du canapé deux heures après, vidée de toute énergie. Vampirisée par des remorques absurdes qui ont envahi mes rêves, tourner autour d’une maison sans pouvoir y entrer. Peur du rejet, d’être inadaptée aux codes car chaque lieu, chaque micro-communauté a ses codes, tu dois t’y conformer. Fatigue.
La vie sociale est source d’anxiété pour moi, même derrière un écran. Surtout derrière un écran. Comment je faisais il y a quinze ou vingt ans ?
Je m’épuisais autant. Rappelle-toi bien, Blandine. Tu sais que ça t’épuisait. C’est aussi pour ça que c’était chouette quand enfin tu te casais, tu trouvais un copain. Enfin, ça pouvait s’arrêter, tu pouvais te reposer un peu et te concentrer sur une communication, un rapport, un lien. Sauf qu’aujourd’hui, tu sais que ça sert à rien de te bercer dans cette illusion. L’autre n’est pas un lieu de repos. L’autre est une fatigue permanente, même quand il n’est pas là car si en plus tu es amoureuse, tu y penses sans arrêt, tout le temps, en tâche de fond.
Je traverse des déserts, de plus en plus régulièrement, qui s’étendent de plus en plus dans la durée. Comme une lente traversée vers le sommet d’une montagne où je serais enfin en paix, seule, aimante et aimée. Sans autre objet que mon être, relié à l’univers. Il y aura un champ de fleurs à mes pieds. Un lac paisible de toutes les larmes que j’aurai versées au cours de mon existence, de toute la pisse que j’aurai vidée de mon corps. Toute l’eau de ma vie y sera concentrée. Et ce bain sera doux et nourrissant. Nettoyé par le temps qui passe et n’en finit jamais de recommencer.

L’écrit m’épuise.
Et pourtant je suis là, dans mon refuge, mon berceau numérique. Mon antre. Cette interface qui, dans ses versions précédentes, m’a reliée au monde il y a quinze ans. Je sais pourquoi je viens là.
J’appelle au secours mais je ne veux d’aide de personne. Car
débrouille-toi seule, Blandine.
Débrouille-toi seule. Tu ne peux compter que sur toi-même.
Oui, mais je sais que ça marche pas, ça me rend pas heureuse de fonctionner comme ça !
T’auras l’air de quoi si tu rends ça public ? Si tu demandes de l’attention, de l’écoute, de l’aide à des gens que tu connais pas ? Tu ne connais personne car personne n’est là pour toi, avec toi.
T’auras l’air de quoi si tu prends du temps et de l’espace dans la vie des gens ?

Oh ta gueule, la petite voix. C’est bon, le lac est déjà rempli de larmes et de pisse purgée.
Je le sais bien que je me débrouille très bien toute seule. Je le sais car quelqu’un m’entend, quelqu’un m’écoute, quelqu’un me lit.
Quelqu’un d’autre existe.

Merci.
Je suis soulagée d’avoir écrit. Je suis aimée.
Tu sais par qui, petite voix ?
Par toi.

Pourquoi pas ?

Qui cela dérange t’il
De là-haut ou d’ici-bas
Que je voie la vie en rose
Ou en gris à petits pois ?

Sortir du lit relève d’un soleil
Une brume intérieure parée d’un sourire
La mare occupée à broyer du noir
Pendant qu’à petits coups de honte
Gerçures, morsures, brisures
L’enfant construit ses traumas.

Une main virile agrippe l’épaule du petit grand
Qui prendra pour les autres.
Elles apprendront.
Elle apprendra qu’on ne peut sortir indemne
De grandir dans le petit lit trop étroit.
Elles apprendront qu’il fait mal de rire et d’être enfant
quand la loi qui règne est celle du parent dévorant.

La joie des autres parfois brûle la chair comme un souvenir trop délicat
Une bille de plomb avalée de travers
Déchire les intérieurs et reste figée dans son envie
C’est une pépite d’or, lourde comme la colère, qu’elle vomira.

Un jour est venu où l’on va se baigner dans la mare
Trop occupée à se noyer dans son monde imaginaire
Pendant qu’à petits coups d’arc bandé des grands chemins
Le gentil voisin mène la petite fille au fond du jardin.

Sortir du lit relève d’un mystère
Un bleu intérieur paré d’un sourire
La mare occupée à brasser de l’air
Veillant à ce que sa chère progéniture
à petits coups de chantage
Gerçures, morsures, brisures
Reste enfermée dans son giron.

Qui cela dérange t’il
De là-haut ou d’ici-bas
Que je voie la vie en noir
Ou en rose à petits pois ?

L’aimant

J’aimerais que le deuil passe. Qu’il passe comme s’il n’avait jamais existé. Arracher la page avant de la lire, sans avoir à ingurgiter chacun des mots qui composent les paragraphes désordonnés.

Qui es-tu, mon aimant ? Mon cher coeur d’énergie qui m’attire dans des contrées où j’ai peur de me rendre ? Me rendre à qui, à quoi ? Au vide, constamment.

Mon aimant contre lequel je lutte. Lequel de nous deux n’aime pas l’autre ?

Je déteste ce sentiment d’impuissance, ce mélange détonnant de colère et de frustration. Je le déteste, et c’est bien pour ça que je me vautre dedans. Il me faut décortiquer, sans relâche, pour enfin pouvoir me lasser et arracher ce que tu as oublié en moi. Je t’abandonnerai ensuite sur le bord du chemin, meurtri et désolé. J’en suis capable. Je me rêve dans le rôle de l’abandonnée.

Comment est-il possible d’accepter que je n’y peux rien ?

Je me raccroche à mon vide, mon fidèle et constant vide. Je rêve de te gifler, de te lacérer le dos pour que tu comprennes que tu n’as pas le droit de ne pas m’aimer, mon cher aimant. Je me frustre de ne pas le faire. C’est pas grave, je nourrirai ce besoin autrement.

Qui ne nous deux est le porc qui a envie d’être humilié ? Les frontières n’ont jamais été claires entre l’autre et moi. J’ai tant de mal à distinguer ce qui m’appartient de ce que je viens trouver en toi. Le tout forme une mélodie âpre sous les doigts, comme un gâteau sec que d’autres ont léché avant moi.

Comment accepter de ne pas être le centre du monde ?

Mon maître magnétique. J’ai envie de t’étouffer avec mon sexe, de te voir gigoter, les yeux exorbités. Qui de nous deux domine l’autre ?

Si je ne lutte pas, c’est parce que je me sens la capacité de tout détruire. De tuer toute vie autour de moi. La part créatrice a aussi le pouvoir d’exterminer. La part de vie est sans pitié. Elle fait naître, elle fait mourir.

Comment accepter d’être toute puissante ?

Mon point d’équilibre est quelque part par là, entre vie et mort. Entre tout et rien. Aussi lucide que je puisse être, je naviguerai toujours en aveugle, guidée par mon seul aimant.

Fidèle au Nord.

J’irai donc au Sud. Pour lire la page, ingurgiter chacune des émotions qui composent mes paragraphes désordonnés.

Je t’aime, boîte de Pandore aimantée.

Solstice d’hiver

Le 15 décembre 2017, appel de ma soeur. Je l’entends dans son « coucou ma soeur ». Je l’entends. Attends, j’éteins la musique. Qu’est-ce qui se passe ? Ils vont mettre maman en soins palliatifs.

Le 16 décembre,  je mets une éternité à faire 3 mètres, à boire mon café, à faire 300 mètres, à changer mon billet de train initialement prévu pour le 21. Je sors de la boutique sncf. Je pense à Noël. Je vois les livres dans ma librairie jeunesse. J’achète des livres, mes neveux, ma nièce. Je pense à Noël qui ne peut plus reculer.
Ma soeur me passe maman au téléphone, elle entend mon aurevoir. Elle sait que je vais arriver. Elle réagit encore.

Le 17 décembre, j’arrive à Lyon à midi. Ma soeur, mon père et moi, nous allons à la Sauvegarde. L’hôpital où ma vie a été sauvée. L’hôpital où ma mère meurt ce soir-là à 22h15.

Des jours de brouillard dont je ne suis pas encore sortie. Flou et cotonneux, dis-tu, ma chère louve. Oui. Ça doit être ça.

Un mal de tête constant, pendant 4 jours, me protège du monde extérieur et amortit chaque douleur malvenue, chaque geste, chaque parole. Je ne laisse passer que les sourires sincères, les émotions vraies et bienveillantes. Tout le reste est filtré, trié, recyclé par un mécanisme automatique que je ne contrôle pas, mais qui me permet d’être debout et de tenir le choc. A la moindre saturation, je me fige et je quitte mon corps, à quelques centimètres derrière moi. Quand la menace est partie, je reviens. Je m’autorise à pleurer et à vivre ce deuil.
Les embrouilles avec la belle-soeur qui n’a pas compris que ce n’est pas sa mère qu’on va enterrer.

Le 21 décembre, nous mettons le corps de maman en terre. Je ne pense qu’à une chose : La vie est d’une beauté qui nous dépasse, tous autant que nous sommes.

Noël. Papa en compagnie de son Alzheimer. Je prépare des repas. Je fais des courses. Je suis là de mon mieux.

Je ne sais pas très bien où je suis.
Aujourd’hui, je suis rentrée dans ma bulle chez-moi. Il était temps que je me retrouve dans mon quotidien. Je reste perplexe face à cet état étrange que j’ai l’impression de découvrir.
Je sais que j’ai dit adieu à maman il y a déjà plusieurs semaines. J’ai dit adieu à la part toxique de notre relation. J’étais déjà en deuil depuis quelques temps.

Aujourd’hui vient le deuil de la femme qui m’a donné la vie. Chaque nuance compte, chaque reflet est différent.

Aujourd’hui, je pense aux dernières paroles que j’ai entendues de sa bouche, au téléphone, début décembre. Le traditionnel « dommage que tu sois si loin ». Et le plus rare mais omniprésent  « il faudrait que tu trouves un compagnon. » Additionné d’une remarque  : « Ça aide. »
Je sens que ce dernier message gratte quelque chose en moi. Je sais qu’elle a raison, quelque part. Je ne peux pas tout faire toute seule. J’avance beaucoup mieux quand je suis bien accompagnée.
Je sais aussi qu’elle a tort, quelque part. Je me sens déjà accompagnée. Par le moindre sourire, par le moindre mot, le moindre geste. La plupart des messages que j’ai reçus sont des duvets de tendresse et d’amour pour moi.
Je me sens forte. Étrangement forte. Confiante, sereine. Étourdie par ce déferlement d’émotions et chamboulée par l’idée que « maman » n’est plus. Une idée qui va me percuter, encore et encore, tant que je n’aurai pas vraiment réalisé.
Mais le bon à garder, il est dans mes tripes, dans mon corps, dans mon coeur. Je le garde précieusement. Une page se tourne. Je me sens humble et heureuse face à la vie qui me parcourt.

Coucou mon vide

Je sais pas qui tu es, je sais pas d’où tu viens. Mais je sais que tu es là. Freud a essayé de me faire croire que tu te planquais entre mes cuisses. Et puis je me suis rendu compte qu’entre mes cuisses, c’était vivant et ça créait de l’énergie. Entre mes cuisses, ça capte, ça saisit, ça entoure, ça frémit, ça se tend, ça se détend, ça s’ouvre, ça se ressert. Entre mes cuisses, il n’y a jamais eu de vide. Mais bon, Freud, il a jamais compris les vulves et les vagins. C’est pas grave en soi, mais c’est juste que ça a bien foutu la merde dans la psyché de pas mal de femmes et d’hommes qui pensent que c’est un trou à remplir. Et ça, franchement, c’est naze, parce qu’on passe à côté de plein de trucs à considérer la sexualité comme un Lego.

Mais bon, bref, pardon, je reviens à toi, cher vide.

Je voudrais bien qu’on fasse la paix, toi et moi. Parce que tu vois, le souci, c’est que tu bouffes pas mal d’énergie. Une énergie que j’aimerais bien utiliser à autre chose que te combler. Et qui sait, peut-être que si on faisait la paix, tu pourrais toi aussi me donner de l’énergie au lieu de me la consumer. Mais le plus gros souci quand tu as faim, c’est que je sais plus qui je suis. Tu me grignotes l’identité. Et je sais plus ce que je vaux, je sais plus m’aimer. Je m’écoute, et j’entends gronder. Ça fait un bruit d’orage dans mon corps, j’ai le coeur qui sent la pluie et ça saigne entre mes yeux. Et j’ai faim pour toi. J’ai faim de culs, de cervelles, de coeurs, de travail, de logiques à pourfendre, de valeurs à détruire, de cimetières de souvenirs à profaner. Tu sais que tu as un côté tyran mon coco ?

Mais déjà je ne t’entends plus. Quelques exagérations métaphoriques et te voilà rassasié ? Tu avais juste envie que je revienne ici ? C’est ça ?

Je sais pas qui tu es. Mais tu bouges vite. Est-ce que t’as envie d’être aimé ou envie de créer ? Es-tu enfant tyran ou reine mère ? Circée ou Babayaga ? As-tu envie de consumer, de détruire ou de laisser mourir ? Es-tu compatissant ou trou béant ?
Il y a bien du monde dans ce vide, finalement… Peut-être que je me suis trompée d’adresse ?

Le monde que tu cries ressemble à l’unicité. Moi, je veux bien. Mais personne d’autre ne pourra te l’offrir. Ça ne sert pas à grand chose d’attendre que cela vienne de lui, ou d’elle, ou de l’autre. J’en suis navrée, sincèrement. J’en suis navrée parce que je sais qu’on y passe trop de temps, à attendre. Attendre la peur, attendre le cul, la cervelle ou le coeur. Attendre le mot d’amour, l’attention spéciale, la joie ultime, unique qui n’est jamais aussi belle que celle que tu aurais espérée.

Qu’est-ce que tu espères au juste ? Être comblé ? Chaton, on tourne en rond.

Tu sais ce qu’on va faire ?

Négoce alité, pas l’heure dérangé

Au delà du souffle une drogue à semer.

Pause. Fenêtre. Je reviens.

L’essentiel. Ha oui. C’est vrai. C’est pur. C’est beau. Content l’ego ?

Echo Lego. J’ai tué maman. Mes mains sur sa gorge se sont serrées.

On m’a jugée. On m’a chassée. J’ai pris mon sac de voyage à grosses fleurs colorées. Un sac inventé.

Une mère alitée. Un bagage vide trop plein. Mon poids mort, mon lien.

Je suis partie dans la montagne, rejoindre ceux et celles de ma famille qui reste à trouver.

Et putain, ça m’a fait du bien.

Je te sens secoué de lire ça, mon plein. Je te sens vidé d’une tempête noire. D’une blessure orangée.

Où sont passées les couleurs ? Elles s’ébrouent dans le champ. Leurs ailes sont déployées, prêtes à décoller.

On est faits l’un pour l’autre, toi et moi. Mon fil est parfois fin, mais je trouve mon chemin entre notre vide et notre plein.

Le vieux sage à moustache, Babayaga, La louve, La femme aux bottes noires, La fille aux chaussures rouges… L’enfant sauvage, petite herbe folle devenue forêt.

Quand je serai grande, je serai roi d’une grande famille qui vit en moi. Je serai chêne ou roseau. Une poussée de matière. Qui vit et meurt dans une immense spirale à l’échelle des univers.

Lego de passés qui m’appartiennent ou pas. Demain est choix.

Aujourd’hui, je suis en vie et j’ai faim de couleurs qui brillent en toi.

C’est juste pour dessiner un tableau.

Ce soir, je suis pinceau.

Bonne nuit mon vide. Je t’aime.

Hallucinations auditives et kinesthésiques au coucher. Les rochers, les pierres qui faisaient un raffut du tonnerre. Des sons de cloche. Et puis comme un chat qui saute sur le lit, léger, deux petits bruissements de couette, juste derrière mes genoux.
Nuit extrêmement productive : J’ai démantelé un trafic de cocaïne, j’ai été poursuivie par des gens, pas vraiment méchants, qu’il fallait aussi que je sauve quand même… Il y avait la Mazda bordeaux. Ariane. J’ai traversé des bouts de mer en passant d’hélicoptère en hélicoptère. Sur les derniers instants, j’ai balancé de la dynamite partout dans un camp, rempli de gens invisibles et de tentes vertes et noires, j’en ai collé un bâton sur le capot de la voiture qui me poursuivait. Faut bouger maintenant, faut pas rester derrière moi. Tout était écrit dans les regards.

J’ai couru. Nous étions deux. Tout allait sauter. Et je me suis retrouvée coincée par mon cul qui ne passait plus dans un resserrement de mur.

Ouais, allez, ok, c’est bon maintenant, arrête tes conneries. Réveille-toi.

# Vie nocturne

Pas là.

Depuis deux jours, je ne suis pas vraiment là. Je suis il y a un an.

J’essaye de ne pas me laisser entraîner. Mais je ne parviens pas à m’empêcher d’y penser. Alors je fais de mon mieux pour accompagner mes pensées de deuil.

J’effectue mon pèlerinage, pour éviter à ma mémoire de le faire sans moi.

J’entends les voix. J’entends les émotions. J’écoute mon silence qui grouille. La fatigue, intense.

Ce soir, c’est l’anniversaire de mon monde qui s’est écroulé. Et je suis heureuse de voir que je m’en suis sortie, que je suis ici et maintenant.

Entière : Corps, coeur, couleurs et ombres.

Il y a un an, vers midi.

Il y a un an, vers vingt-trois heures.

Il y a un an, vers deux heures du matin.

L’impact. Le corps qui s’ouvre en deux et se déchire. L’envie d’hurler et de m’enfoncer dans la terre comme une torpille, d’exploser en milliards de bouts de chair. L’envie de laisser éclater la rage. L’urgence de la fureur.

La symbolique de l’année qui tourne, l’anniversaire.

L’année qui change. L’année qui a tout changé.

La première année d’une nouvelle vie qui commence.

L’impression d’avoir accouché de moi en mourant sous le sourire distordu et le regard froid d’un inconnu qui accompagnait ma vie depuis un an.

Cette nuit, aujourd’hui, à deux heures, la nouvelle-née que je suis dormira.

Merci à toi pour la douleur salvatrice. Merci à toi de m’avoir permis d’ouvrir les yeux sur mes illusions. Merci à moi de m’être libérée.

Il y a un an, dans trente-six heures, je choisirai de m’aimer et de me respecter.

Chaque jour depuis, je renouvelle ces voeux, aussi bien que je le peux.

Chaque jour à présent, dans un jour, dans une semaine, dans un mois, dans un an, dans dix ans, je saurai à qui je me dois de rester fidèle.

Comme tout ceci est dérisoire. Comme le monde des émotions ne connaît pas les proportions. Comme les sentiments et les liens échappent à tout contrôle.

Tu existes et je t’aime. Je l’accepte.

J’existe et je m’aime. Je dis oui, je le veux.

Boum patatra, Blédinette choira

En allant rendre visite à mon enfant intérieur, tout à l’heure, j’ai vu un pansement. Et puis j’ai vu un pot d’enduit. Des trucs pour masquer les coupures, reboucher les fêlures.

La fêlée, c’est moi. La fêlée qui laisse passer la lumière et qui a des cicatrices de coupures sur les bras. On les voit plus trop. Les poils, c’est bien aussi, pour cacher les coupures.

La fêlée, c’est moi, avec mes émotions si vives et ce besoin inextinguible de donner du sens aux mots. Le mot « frère », par exemple. ça évoque quoi, pour vous, d’avoir un frère ? D’être le frère de quelqu’un ? Pour moi, ça voulait dire qu’il y avait une personne sur cette terre, un individu de sexe masculin, né du même père et de la même mère que moi. Jusqu’ici, tout va bien, ça s’appelle le lien du sang je crois. Pour ce que ça veut dire, sachant qu’on a tous du sang commun, qu’on a même du patrimoine génétique commun avec les bananes, les cochons, les coraux, les chimpanzés, les levures… Bref.

Pour moi, avoir un frère, ça voulait aussi dire que cette personne pouvait être là pour moi, si j’avais besoin d’elle. Et que j’étais là pour elle, si elle avait besoin de moi.

Euh non, attendez, je vais essayer d’être plus honnête avec moi-même. Je ne me suis jamais bien entendu avec mon frère. Et les échanges que nous entretenions depuis longtemps se limitaient à échanger 5 mots pour les anniversaires, et s’appeler pour demander ce qu’on voulait à Noël. Mais cela dit, il n’en restait pas moins que s’il avait besoin de moi, j’étais là pour lui. J’aurais peut-être dû lui dire.

Et puis l’autre jour, hé ben on a parlé. On a parlé de ma soeur. Et pouf ! Le magnifique triangle de Karpman que nous formions tous les trois depuis toujours s’est réveillé. Plus dynamique et plus tranchant que jamais. On a une soeur, qui se sent exclue (victime), qui en parle à la belle-soeur et au frère (qui reprend sa place de bourreau) et mézigue, qui demande gentiment si les choses s’arrangent, si vous avez rediscuté… (en essayant de ne pas foutre les pieds trop violemment dans la merde du sauveur). Je passe les détails sur les horreurs et les accusations que j’entends proférer contre ma soeur.

Et puis je dis que ce serait pas mal d’essayer d’avoir un peu d’empathie, histoire de se comprendre. Fin de non recevoir. « Chacun sa vie ! C’est comme ça ! Voilà. Point final!  »

Point barre. Double poing sur la table virtuelle de ton oreille de l’autre côté du téléphone parce que je suis le mec et que je suis le patriarche et que vous me faites chier avec vos émotions les soeurs, que c’est pas à moi de les gérer et que vous avez qu’à aller voir un psy et que ta soeur, elle a qu’à régler ses problèmes émotionnels avec son mari, si son mari en est capable parce que bon, c’est à se demander, alors que moi tu vois, je tape des points à la fin de mes phrases pour montrer que je suis viril et que je sais protéger ma femme, tu vois, et que démerdez-vous toutes seules.

Je l’aurais laissé continuer sur le sujet, j’aurais eu peur qu’il pisse sur mes murs.

Je signale à mes auditeurs pointilleux que la déformation et l’interprétation toute personnelle des propos tenus par mon frère est parfaitement volontaire et que ma position de victime est parfaitement consciente. Faites pas chier avec ça, j’essaye de sortir de ce merdier à trois angles pointus de Karpman.

Grande idée que j’ai eue. J’ai voulu crever l’abcès. Ce truc qui me trotte dans la tête depuis plusieurs mois en me disant que ce serait pas mal de régler ça…

« Tu sais , y’a des trucs qui peuvent pourrir une relation frère / soeur…  »

Je ne sais comment aborder le sujet. J’hésite. Je me lance.

« Est-ce que tu te souviens ? Un jour, j’avais 17 ans, tu es rentré à la maison, un soir, et tu m’as trouvée dans les escaliers, assise, seule. On a échangé trois mots. Tu m’as dit que si c’était un chagrin d’amour,  « Un de perdu, dix de retrouvés », et tu es parti en vitesse rejoindre tes copains. Il se trouve que ce jour-là, j’avais des idées vraiment noires. Quand tu es parti, je suis allée à la salle de bain et je me suis entaillé les bras avec des lames de rasoir et… »

« Huh ! »

ça ressemble à un rire étonné, un esclaffement.

« Tu ne te souviens pas ? »

« Non. »

« Je voulais parler de ça avec toi. Je voulais te dire à quel point je me suis sentie abandonnée par mon frère ce jour-là. A quel point j’étais triste et désemparée… »

J’avais juste besoin que tu m’écoutes. Il y a quelques mois, j’avais besoin d’entendre pardon. Mais là, je sais que ça sert plus à rien d’attendre qu’on me demande pardon. Qu’il n’y a que moi qui puisse me demander pardon et me l’accorder.

Mais non, en fait, je n’ai pas rêvé, tu as ri et tu as enchaîné sur …

« – Non mais franchement ! Quelle idée d’aller se tailler les veines pour un chagrin d’amour ! J’en ai eu des chagrins d’amour, moi, dans ma vie ! Jamais ça ne m’est venu à l’idée ! J’avais des défouloirs ! Je faisais du sport ! Faut arrêter avec ces conneries ! Faut arrêter ! Et puis quoi ? Tu m’as mis sur un piédestal de grand frère, c’est pas ma faute ! Tu vas me reprocher d’être parti ?? Mais chacun sa vie ! On était adultes !

– Non, on n’était pas adultes.

-Ben si, on était adultes, j’avais quoi, 24 ou 25 ans, j’avais ma vie ! »

Quelques secondes de silence. Le temps de réaliser ce qui est en train de se jouer. Et de regarder le château de cartes s’effondrer pour ne laisser que le néant du lien de sang qui ne veut rien dire.

-Tu sais quoi ? C’est pas grave. Je comprends. Je comprends qu’on ne vit pas sur la même planète.

– Ha bah ça c’est sûr qu’on ne vit pas sur la même planète ! Jamais ça me serait venu à l’idée d’aller prendre des lames de rasoir pour ça ! Mais pour toi ça a l’air grave !

-Non, non, c’est pas grave. Je comprends.  »

Je comprends que je fais partie de ceux qui ont des émotions et qui cherchent à les exprimer, ne serait-ce que maladroitement. Tu fais partie de ceux qui regardent les émotions des autres comme un tas de fumier pestilentiel et sûrement plein de saletés contagieuses dont il faut à tout prix se protéger. Et tu ne veux pas voir le tas de merde que tu portes en toi parce qu’il te fait trop peur, qu’il est trop dangereux.  Je comprends qu’être mon frère se résume pour toi à deux ou trois repas de famille dans l’année pendant lesquels on est sensés passer du bon temps, sourire, faire comme si tout allait bien même quand ça va pas. Je comprends qu’on vous gâche la vie, à toi et TA famille, avec nos émotions. Je comprends que tu es comme tu es. Je comprends que je suis comme je suis. Et qu’il faut faire avec. Ou sans.

Merci pour la conversation, merci de m’avoir informée que tu vas te marier alors que je suis au courant depuis plus d’un mois, merci.

On raccroche. Et je hurle de douleur silencieuse devant mon miroir.

Le sens du mot « frère » s’est fait trucider sous mes yeux.  Il y a quelques mois, c’est le sens du mot « amour » qui s’est fait descendre. Les cadavres de mots vides de sens s’amoncellent en moi. Et je suis la scène de crime qui attend que je devienne ambulance.

Le sens des mots n’existe t’il que pour moi ?

Je prends conscience que mon besoin de donner du sens aux mots, aux choses, à la vie, aux relations est à double tranchant. Car au fond, donner du sens, je peux le faire toute seule, rien que pour moi, dans mon coin. Mais dans une relation entre deux personnes, si j’ai besoin qu’on s’entende sur le sens des mots, qu’on soit d’accord sur la valeur, arrive parfois le moment où je m’aperçois que la valeur que je donne aux mots est largement surestimée. Bizarrement, c’est souvent avec les hommes que ça arrive… Enfin, je dis bizarrement, mais je me comprends. Si je fais dépendre mon besoin de sens de celui des autres, je suis foutue. Fêlée d’idéaliste que je suis.

Boum patatra. Blédinette a chu.

La blessure d’abandon s’est à nouveau ouverte. Et voilà quelques jours que les fantômes s’en échappent, sortis tout droit des plaies de mon enfant intérieur qui hurle, se couvre le visage de peinture bleue et m’en met partout en me serrant très fort dans ses bras.

Une place dans ce monde.

Ils veulent me retirer mon permis de conduire. Ils veulent me séquestrer. Ils veulent me dire que j’ai Alzheimer comme mon père et que j’en crève comme lui. Comme ça ils m’enfermeront dans un hôpital où tout le monde finit par mourir. Y’a le cousin du Léon Barberais qui y est mort, l’année dernière. Il était dans la chambre en face de celle de ta mère. J’ai discuté avec lui. On était obligés de rester chacun dans notre chambre sinon on se faisait passer un savon par les infirmières. Le docteur, y disait que j’allais contaminer tout l’hôpital avec mes germes ramenés de l’extérieur. Le docteur, y disait que j’allais faire crever tout le monde. Alors on discutait en restant chacun sur notre pas de porte, séparés par un couloir. Et le cousin du Léon Barberais, il est mort, six mois après. J’ai trois conscrits qui sont morts, en quatre mois. Y’en a un, on gardait les vaches ensemble quand on était gamins. C’était un champion d’acrobaties. Il faisait de la gymnastique sur les trapèzes, les barres parallèles et tout ça. Un gars costaud quoi. Un gars qu’est mort y’a deux semaines, en trébuchant devant chez lui, à la renverse. Il s’est ouvert le crâne. En deux jours, il était parti. Tu trouves ça juste ma fille ? Tu trouves ça normal ?

Ben oui, j’ai peur. Ben oui, je dis pas que j’ai peur. Je crie. Je m’énerve. Mais j’ai des raisons, aussi. Le docteur de l’hôpital qui m’a vu, pour ma mémoire, il m’a prescrit un médicament. Et alors on est allés chez Griblard, le pharmacien, avec ta mère. Et Griblard, il a fait une drôle de tête en voyant l’ordonnance. On se connaît bien avec Griblard, depuis le temps. Sa tête, elle peut pas me mentir. Il est allé regarder dans ses encyclopédies et il est revenu, et il m’a dit que le médicament, il était pas compatible avec le traitement que je suis. Heureusement qu’il était là, Griblard. Non mais tu te rends compte ? C’était un antidépresseur, le machin. Et un truc fort en plus. Tu vois ? Ils veulent me faire comme à ta mère. Ils veulent me tuer le cerveau.

Ben oui, je suis triste. Ben oui, j’ai des idées noires. Je vois la mort arriver. Je sens qu’elle me prend des petits bouts de mon autonomie, chaque jour un peu plus.  Je suis même plus capable de remonter ma brouette de bois du fond du jardin. L’autre jour, en étendant les draps, j’avais les jambes qui flageolaient. Elles m’obéissaient plus. Une patte folle en somme. Elles sont toutes cabossées mes guibolles. Avec toutes les branches qui me sont tombées sur la gueule. Je me sens diminué, tu comprends ?

C’est ça, avoir des idées noires ? C’est ça, être dépressif ? ça mérite qu’on me lobotomise à coups de médicaments, le fait que je sois conscient que la mort approche ?

J’ai pas envie d’aller crever dans un hôpital. Un homme a le droit de profiter de sa liberté pour les derniers temps qu’il lui reste à vivre. J’ai pas envie d’aller à l’hôpital. Qu’est-ce qu’on fera des chats ? Faudra qu’on les fasse euthanasier mes trois matous. Ta mère pourra pas s’en occuper. Ta mère pourra même pas s’occuper d’elle-même. Si tu la poses dans un fauteuil un peu trop profond le matin, le soir, elle y est encore.

Ben oui, je suis vieux et j’aime pas ça. Ben oui, je suis sourd. Et je veux pas de vos appareils qui coûtent une fortune. Avec quoi on va payer ? Je veux pas qu’on me fasse la charité. Je suis né pauvre et je resterai pauvre toute ma vie. Même si j’ai de quoi payer si on prend sur les économies. Je veux pas me sentir redevable. Je peux pas me sentir en paix dans ce monde de fous. J’ai trop de colère. La guerre d’Algérie, je l’ai toujours pas digérée. J’étais qu’un gamin, j’étais pas prêt à voir les horreurs que j’ai vues. Les horreurs que j’ai faites, peut-être. Je sais pas, j’en ai jamais parlé. Mais les horreurs, en tout cas, jamais elle se sont arrêtées. Elles continuent, chaque jour, à la télé. J’en peux plus de la télé. J’entends pas ce qu’ils racontent. Il font exprès de mettre un son pourri avec des aigus pour que j’entende rien. Mais les horreurs, je les vois, je les regarde, je les lis. Les multinationales qui dirigent le monde sur notre dos. Les puissants qui s’en mettent plein les poches. Les réfugiés qui fuient la guerre et ceux qui viennent poser des bombes dans notre pays. Toute la merde qu’ils nous font bouffer. Les patates en plastique. Le boeuf aux hormones. Les OGM et les pesticides. Les morceaux de chat dans les plats cuisinés. Ben oui, je maigris, j’en peux plus de manger ces trucs que j’ai même du mal à chier.

Je sais pas si je referai un jardin cette année. ça fait déjà deux trois ans que je fais plus de légumes. Que je fais plus mes tomates, que tu aimes tant. Je fais plus que les dahlias, sous le noyer. La fleur de ma mère. Tu le savais pas, ça non plus, que je faisais les dahlias en mémoire de ta grand -mère. Tu le savais pas, je t’en ai jamais parlé. Tu l’as appris par Madame Longuin, la voisine. Pour sûr, ça te semblait bizarre. Les dahlias, ça se mange pas. Un homme qui a vécu comme un ours toute sa vie qui fait pousser des dahlias. Y’avait comme une incongruité.

Ben oui, tu ne comprends pas tout. Ben oui, tu ne sais pas grand chose. Et moi, je veux pas savoir si j’ai Alzheimer ou pas. ça changera quoi que je sache s’il est là ? J’en ai plus pour très longtemps de toute façon. Je vais continuer à lire mes bouquins, à faire mes mots-croisés. Même si j’arrive plus aussi souvent qu’avant à les finir.

Ce que tu sais, c’est que je vis en colère et que je cache tout le reste. L’enveloppe qui me protège du monde, elle est toute déchirée. ça m’a fait du bien, je crois , quand tu m’as dit que j’avais peur. J’osais pas trop l’avouer.

Ce que tu sais, c’est que tu me ressembles. J’ai lu, toute ma vie, au fond de ma caravane dans les bois pour passer les soirées. Je lis toujours, autant que je peux, aujourd’hui, pour passer mes journées. Des romans, de l’histoire, des biographies, de la géographie, des trucs scientifiques, des revues qui parlent des bois et des forêts, des journaux qui me parlent du monde de fous dans lequel je vis… j’ai tout dévoré. Et tout ce que j’ai comme diplôme, c’est mon certificat d’études. Si j’ai passé ma vie dans les bois, c’est pour que tu puisses aller plus loin que moi, dans la vie, dans ce monde de fous dans lequel on vit.

Ce que tu sais, c’est que tu m’en veux quand même un peu, aujourd’hui, de ne pas avoir été là pour toi quand tu avais besoin de ma présence rassurante à tes côtés.

Ce que tu sais, c’est qu’on est colère et qu’on est tristes, tous les deux, de vivre dans ce monde étrange où on ne trouve pas notre place. La mienne était en liberté, dans ma caravane au fond des bois. Mais ça ne pouvait pas durer toute la vie. Aujourd’hui, je suis vieux et usé. Ce qu’il m’en reste, de ma liberté, je ne le confierai pas aux docteurs qui veulent me faire oublier l’odeur des vaches dans les prés, le bruit du vent dans les arbres, le ronron de mes chats.

Elle est où, ta liberté, ma fille, dis-moi ?

Moi non plus, je ne sais pas.