Juste cinq minutes

Je suis en bas de chez elle depuis deux jours. A peu près. Peut-être un peu plus, ça dépend si on parle en temps cumulé ou pas.
J’attends qu’elle sorte. Elle va bien finir par manquer de clopes. Elle peut pas rester cachée chez elle comme ça, il faudra bien qu’elle vienne un peu jouer avec moi.
Et puis je crois qu’elle bosse. Mais j’en suis pas vraiment sûre. Demain, elle sortira, c’est obligé. Elle aime beaucoup sortir le vendredi soir. Le vendredi, c’est le jour où elle aime bien rencontrer les gens avec lesquels elle discute sur Internet.

J’ai hâte qu’elle vienne, j’ai joué mon dernier coup depuis presque vingt-quatre heures, elle peut pas me laisser attendre comme ça. En même temps, c’est tellement taquin de sa part.
Qu’est-ce qu’elle est belle quand elle me fait poireauter.

Je regarde les fenêtres. Je ne sais pas quel étage elle habite. Sûrement le dernier à s’éteindre, une fois que les faux sont couchés.

Hier, elle m’a mise en colère quand même avec son coup pendard. Je passais justement dans son quartier et là, je reçois un message de sa part. J’étais heureuse. Elle me fixe rendez-vous au parc près de chez elle et cette garce, elle vient pas. Quand les premières gouttes ont commencé à tomber, je suis finalement rentrée chez moi. Dormir et me changer. Je veux être belle, propre et bien maquillée si on se croise dans sa rue. Une femme doit toujours être bien parée, surtout pour jouer à la vraie vie.

Je pense à elle toute la journée. Même avant, quand j’allais au boulot. Du coup, je faisais pas grand chose d’efficace, mais c’est pas très important. Et puis de toute façon, maintenant, j’ai arrêté, ça rend les choses tellement plus simples pour nous deux. Je me sens beaucoup plus disponible, elle le remarquera sans doute, ça la forcera à faire un pas vers moi. Une femme a besoin de se sentir écoutée, elle va craquer.

Moi j’ai pas grand chose d’intéressant à raconter, mis à part tout ce qui la concerne, elle. Elle a su redonner de l’intérêt à ma vie, en quelques mots échangés autour d’un café, il m’en fallait pas plus pour tomber sous son charme. Elle m’a envoûté avec ses yeux bleus. Elle est responsable de tout ça, elle devrait assumer quand même.

Je lui demande pas grand chose, juste cinq minutes de vraie vie, ou plus. Elle est tellement intelligente et subtile, elle devrait comprendre que c’est pas plus compliqué que ça.

Peut-être que je m’y suis mal prise, que j’ai été un peu brusque. Peut-être que le dernier message que je lui ai envoyé ne lui a pas plu. Mais j’avais pourtant le sentiment qu’elle voulait que je la violente un peu, que je l’aide à sortir de ses retranchements. Je suis sûre qu’elle n’attend que mon aide pour s’échapper un peu de son décor de carton.

Elle passe trop de temps sur Internet. A essayer de se faire aimer par tous ces hommes sans intérêt. Elle n’a pas compris qu’en sa présence, les autres disparaissent. Ils s’effacent tout simplement. Ils retournent à leur état de simples façades, creuses. A quoi bon faire semblant ? Peut-être qu’elle n’a pas encore vu.
Elle gaspille son intelligence à vouloir plaire à des enveloppes de non-sens, des individus grouillants et tellement inertes, finalement. Elle trompe son talent, c’est un crime envers elle-même, elle ne se rend pas bien compte que ça devrait être puni.

Elle et moi, ça a commencé comme ça. Un coup de foudre sur Internet. J’ai tout de suite compris qu’elle était la seule à donner le change derrière tout ce cinéma. La seule à la hauteur de mes espoirs. On s’est amusées un peu, histoire de montrer patte blanche. Elle était la seule à vraiment comprendre tout ce que je disais. Son intelligence, je l’ai tout de suite cernée quand elle a su répondre à toutes mes questions déguisées, quand elle a su laisser transparaître derrière le flou des mots les véritables réponses que j’attendais.

Il n’y a qu’une seule véritable demeure dans Paris. C’est la sienne, la seule à exister. Les autres ne sont que des fantoches de béton crées pour tenter de me détourner de son regard. J’aimerais qu’ils aient choisi de construire des miroirs, à la place. Pour le plaisir de la voir se refléter à l’infini. Pour nous. Mais on ne peut pas reconstruire la boîte de jeu. Dans les miroirs, elle verrait mes yeux noisette dès qu’elle regarderait le ciel à sa fenêtre. Elle me sourirait. Elle comprendrait qu’il n’y a que nous deux finalement.

Mais voilà, ce sont des immeubles vides qu’ils construisent, avec des fantômes dedans pour donner l’impression que l’ensemble est vivant. Moi en tout cas, ils ne me trompent pas.
Je ne comprends pas qu’elle se laisse berner par ces leurres si grossiers. Elle, si intelligente.
Quelle tristesse.

Si demain je ne la croise pas dans sa rue, je crois que je vais devoir lui ouvrir les yeux.
J’aurai tout ce qu’il faut dans mon sac à main pour ça. Et mon couteau.

3 réflexions sur “Juste cinq minutes

  1. tilly dit :

    Alors la je dis stop, chef d’œuvre.
    Moi qui adulais Patricia Highsmith, Iris Murdoch et autres consoeurs britiches maitresses-es-perversités affectives, tu les bats de plusieurs longueurs. Tu es la Manaudou du suspens psychologique.
    Plus sérieusement, j’espere que quelque éditeur passera par ici te commander un recueil de nouvelles 😉

  2. Humphrey dit :

    mise en abime ?
    moins je comprends plus j’apprécie, c’est peut etre cela l’erreur, essayer de comprendre….

    Ps, désolé de la déception Msnienne……on engrange l’expérience mais la faute persiste, lutter contre soi, une sorte de « combat ordinaire »…..

    Toujours impressioné de vous lire toutefois.

  3. Plancton dit :

    Tilly, merci, ça doit être des compliments tout ça 🙂
    Et pour le recueil, l’éditeur, tout ça, ma foi, on verra !

    Humphrey… désolée au moins autant que toi. Mais juste, je me suis pas connectée depuis… pfiou….
    Et sinon, tu as raison.

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