clés

J’ai un truc qui pèse lourd dans les mains.
Un stylo sans doute ou une bouteille d’oxygène.
Corps étranger.
Un papier à signer, un autre à écrire, beaucoup à cracher.
Froid, métallique, toujours un peu de sang dans la bouche.
Des morceaux de chair qui s’envolent en silence sous les coups avides de ceux qui volent.
Les ailes propres, juste un peu de sang qui sèche.
Ceux qui sont déjà trop loin et que je ne rattraperai qu’au prix d’un leste sans commune mesure
entre ce que j’ai dans les mains et ce qui reste à abandonner.
J’entends lâche moi. J’attends prends moi.
J’entends lâche toi. J’attends prends toi
En mains les clés.
Répandus sur le sol les carreaux clairs
quatre années centimètres par centimètres
mois après mois, lentement.
Morts de cendres pendant que je meurs de trouille.
La bouffée d’air qui fera tout imploser.
La clé dans la bonne serrure et mes mains sur un clavier.
C’est pas le moment de tout lâcher.
Juste des morceaux de papier qui s’envolent en silence sous les coups à vide de ceux qui me poussent
à voler.

L’homme tortue.

L’homme grand à la peau de tortue a apporté sa tortue à tête de chat au comptoir. C’est pour l’abattoir. « Mais c’est le Moyen-Âge !! » je me crispe et la révolte intérieure me blesse à vouloir s’échapper. « Il faut apprendre à se soumettre aux règles », comme toute réponse.
L’homme semble résigné, je crois qu’il veut m’apprendre quelque chose. Mais quoi ?

Plus loin, la promenade à quatre à travers le village se transforme en traversée d’un village mormont. L’ambiance est légère, à pieds… puis en voiture. La vieille décapotable d’un autre siècle descend un petit chemin qui nous mène dans un cul-de-sac, fermé par une grande porte en bois bleu. La fente de la boîte aux lettres est la seule ouverture. Dans le bois, à côté, un homme est recroquevillé sur des planches de bois. Il trouve notre intrusion dans le petit chemin bien irrespectueuse. Il remonte un drap sur lui, fait comme s’il était allongé dans un lit confortable. Je n’ignore pas que ce lit n’est que feuilles et branches.

Enlever le tapis rouge, la table basse.
Vider les lieux, quitter l’existant.
Effacer les noms superflus. Les gens en trop qui encombrent l’espace.
De l’image virtuelle offerte aux regards, ne garder plus qu’une silhouette, une initiale.
Et même si vous disparaissez, vous êtes toujours en trop. Tous.
Il n’ y a pas de tri à faire, simplement tout oublier.
Repli stratégique au fond de la baignoire.
La tête sous ses vingt centimètres d’eau et le corps tétard.
Je ne veux plus de vos bruits, plus de vos mots, plus de vos vies.
L’initiale trop fragile crache sur le reste de l’alphabet.
Voilà le prix à payer pour pouvoir marcher droit, la tête haute.
Pas de chemin, juste un escalier. Et la tour n’a pas de fenêtre.
Et ces jours-là ne disparaîtront pas, après la fuite de tout le reste.
Ils continueront de venir me glacer et je ne sais pas comment je pourrai me cacher
pour les laisser partir sans qu’ils me terrassent et me laissent
dehors, sous la grêle de vos mots vides qui me cognent.

brossage de dents, level 32.

Le brossage de dents est un exercice tellement délicat !
Comment arriver à frotter l’arrière des dents du haut en respectant la perpendiculaire du poil avec l’émail sans garder la bouche grande ouverte et fatalement laisser les liquides dégouliner le long du menton ?
En voilà une, de grande question.
J’ai d’ailleurs pas de solution. Je laisse couler, la tête penchée sur le lavabo, histoire de me fier un peu à la gravité et à la courbe du menton pour ne pas m’en mettre plein le col roulé.
C’est technique, c’est dégueulasse et dégoûtant de voir tout ce sale couleur faux-blanc se vider lentement.
J’en vomirais presque si c’était vraiment ça, le plus sale.
Seulement il y a les dents du fond auxquelles on n’accède que difficilement et qui gardent planqués dans leurs interstices tous les restes qui ne veulent pas sortir.
Il y a l’arrière de la bouche et sa muqueuse sensible, réactive et mystérieuse.
Et il y a la gorge, conçue pour tout avaler et ne rien laisser sortir.

Je ne veux plus me laver les dents. J’ai peur de vomir.
Je ne veux plus rien laisser entrer, de peur de tout regarder partir.

Oublier les émotions que j’ingurgite, les sons qui m’affolent, les visions qui me terrorisent. Nier la présence de ces goûts sur ma langue. Effacer pour ne plus avoir.

Je pourrais presque passer pour anorexique, si mon apparence pouvait m’apporter un minimum de crédibilité.
Et surtout, si ma volonté n’était justement pas située à l’autre extrémité.

Il me semble, je crois, qu’il est l’heure de passer à toi.
Car je ai fatigué et refuse d’écrire plus loin.

Donc, tu es là. Devant ton miroir, ou devant ton écran. Peu importe. Le reflet de l’image n’a pas besoin d’être visuel pour être parfaitement connu. Tu sais parfaitement ce que j’en pense. Tu as avalé les mêmes pensées que moi. Nous étions à la même table et partagions le même repas.
J’ai une question à te poser : Pourquoi n’as-tu donc rien digérer au delà ?
Laisse -moi te dire ce qui ne va pas chez toi. Laisse moi parler, s’il te plaît, puisque le problème est justement que tu en es incapable.
Bouffée par ta peur, tu t’auto-digères. La brosse à dents dans son mouvement mécanique tente simplement de t’aider à laisser sortir tous les mots que tu as en travers de la gorge et qui refusent obstinément de prendre forme dans ta bouche. Ton système digestif stressé n’a pas besoin de grand chose. Il suffit d’une petite contraction du fond de la muqueuse buccale, au niveau des molaires, pour que ton oesophage tendu répercute l’ondulation nerveuse explosive jusqu’à ton estomac, dynamité, qui renvoit tout ce que tu es capable de laisser sortir. Ton vrai repas.
Or, entendons-nous bien, tes aliments, tu aimerais bien pouvoir les garder.
Alors il faut faire un choix. Si tu continues de te terrer dans ton mutisme, si tu refuses de laisser sortir les mots et surtout les peurs qu’ils représentent pour toi (car tout ça est dans ta tête, poulette, dans ta tête), tu finiras anorexique passive, sans la moindre volonté de le devenir.

Mais tu emmerdes je depuis déjà une grosse heure. Passons le relais.

Il était une fois.
ça commence bien, quand ça commence comme ça. On croit qu’on va tomber dans un conte de fées. On croit rêver.
Il était une fois une petite fille indigeste qui rêvait de pouvoir arrêter de l’être et de savoir.
Il était une fois une petite fille digérée qui rêvait de pouvoir être et avoir.
Trop facile le coup de la petite fille. Prends de la distance, ok, mais n’exagère quand même pas.

Disons qu’il était une femme qui savait pas trop comment faire pour le devenir.

Elle était un monde aux cheveux de petite fille dans lequel réfléchir est beaucoup plus simple que parler, depuis toujours.
Dans ce monde vivaient des tabous très très méchants et très difficiles à tuer.
Mais passons au level 28 et disons que les tabous se sont fait rétamer la tronche à coups de lance roquettes.

Elle était maintenant un monde aux cheveux longs, level 31, dans lequel réfléchir est toujours beaucoup plus simple que parler.
Les concepteurs du jeu racontent vraiment n’importe quoi, je vous l’accorde.
D’autant plus que les tabous sont toujours là. Juste qu’ils se sont déguisés.
Au lieu de s’appeler cul, sexe, masturbation, vibromasseur, éjaculation (ça va en faire des visites sympas sur ton blog tout ça, poulette), les tabous s’appellent amour, sentiment, projets, vie, confiance.

Elle était une fois un monde un peu paumé, ma foi.
D’autant plus quand le monde aux cheveux blancs vient frapper à la porte du monde aux cheveux longs et lui demande « est-ce que tu baises, une fois ? ». Et alors là, ça part en sucette, en couilles, et les trois.
Le monde aux cheveux longs répond oui, se retrouve avec les cheveux de la petite fille, coupe au carré, reconnaît les tabous pas morts déguisés, panique et beaucoup et bon.

Il est pas très marrant ton jeu.
Tu soulèves des problèmes maladifs profonds. Il et elle s’envoient en l’air.
Et moi dans tout ça ?

Oui, me revoilà. Moi et ma brosse à dents.
Je vais poser une petite annonce peut-être.
Femme un peu nerveuse cherche solution pour arriver à laisser sortir ses émotions (sans alcool), ses mots nourriciers pourris et nauséabonds qu’on appelle amour et qu’on assume pas. Qu’on appelle sentiment et qu’on jalouse. Qu’on appelle projets et qu’on fuit. Qu’on appelle vie et qu’on n’imagine pas. Qu’on appelle confiance et qu’on n’a même pas en soi.
C’est juste pour arriver à garder mon repas quand je me brosse les dents.
Juste pour ça.
Et aussi pour pouvoir passer au level 32 tranquillou en arrêtant de se murer dans le silence triste où il est plus obscène de se dire « quand est-ce qu’on parle ? » que « quand est-ce qu’on baise ? ».
Au level 33, peut-être même qu’il serait une fois un monde où les tabous seraient morts pour de vrai et où on pourrait se dire les deux à la fois.