Des oranges à Noël

C’est pas vrai, je suis pas dangereuse.
Tu n’as pas supporté que je jette tes chemises au feu, tout simplement. Mais tu l’avais bien cherché, non ? Tu le savais bien, que j’étais jalouse. Tu en avais pleinement conscience lorsque tu es rentré à la maison ce soir-là, ivre mort, et que tu puais l’autre.
Alors non, je ne suis pas dangereuse, j’ai juste mes limites de tolérance.
Est-ce que tu le tolérais, toi, quand j’allais m’évader pendant quelques jours ? Non. Tout ça parce que je ne t’appelais pas tous les soirs pour t’expliquer comment faire tourner le lave-vaisselle. Parce que je n’étais pas là pour nourrir le chien. Le problème a été vite réglé depuis qu’il est au fond du jardin. Et tes iris sont magnifiques. De quoi tu tu plains ?

Instable ? Oui, bon. Trop de combats à mener, trop d’évasions à préparer. Les guerres de tranchées sont bien plus dévastatrices que celles de mouvement, alors je bouge. Tu les as vues, les dévastations de l’ennui et de l’immobilisme. Et mon penchant naturel pour l’attentisme est en bonne position sur la liste de mes cibles. Sérieux, il ressemble à rien mon coeur quand je lui donne pas de travail, il se ramollit, il n’aspire plus à rien. Et ça, c’est insupportable. D’ailleurs, je ne me supporte tellement pas que je finis par vouloir m’enfuir.

Pourtant, je cherchais l’amour, moi, le vrai, le grand, le beau, le fort ! Tout pareil que ceux qui y croient. Et je me retrouve avec un abruti qui m’apporte des oranges pour noël. Dans la prison de mes bras tendus et de toute la chair qui les relient.

Tu ne m’as jamais écrit de poème pour me dire que tu m’aimes. Non, c’est pas un reproche, c’est comme ça. J’ai fini par l’accepter, à force de te savoir heureux ailleurs. T’y pouvais rien si tu ne m’aimais pas.
Moi je voudrais écrire des poèmes d’amour à tous ceux qui m’approchent et me touchent entre les bras, sous la peau. Je voudrais ne pas m’arrêter de brûler. Mais tu vois, c’est comme tes chemises. Quand y’a plus d’oxygène, le feu finit par s’arrêter, tout seul, sans pompiers.
Vouloir écrire à tout le monde, finalement, ça revient à s’écrire à soi, tout le temps.
Je crois que je m’aime trop pour accepter tes oranges. Mais c’était gentil, comme attention. Merci.
Oui, à la prochaine fois.
Je me serai peut-être évadée, qui sait.

Comme l’année passée, comme la prochaine. Je veux démissionner de noël.

J’ai la tête dans Noël comme on se met la tête dans le mur. Rapidement, sans vraiment faire attention et sans rien avoir vu arriver. Même pas le temps d’avoir mal.
Alors le revoilà, ce putain de jour. Il repointe le bout de son nez.
Et je n’ai rien à lui dire, je ne veux pas le voir, je ne peux pas le sentir.
Restent dix jours, et toujours aucun cadeau de fait.
J’ai pourtant opté pour une solution simple cette année. Mais j’y ai pensé trop tôt, je n’avais encore pas la tête dans Noël. Alors il me restait un peu de temps…
Qu’est-ce que je vais lui dire à Noël, hein ? Reviens l’année prochaine bonhomme, y’a toujours rien de changé !

C’est étrange, ces gens qui n’aiment pas Noël. Il me semble, d’après mon constat tout personnel, que c’est une question de changement entre une période d’étoiles bleues et une autre de flammes rouges. Un changement trop rapide. Un changement qui ressemblerait à un mur qu’on se serait pris en pleine face.

C’est une question d’enfant. Une question de petits êtres qu’on prend plaisir à faire rêver. Histoire de leur mettre plein d’étoiles bleues dans les yeux. Des petits êtres ou des grands qui sauraient encore s’émerveiller.
Je cherche, sans trouver. Et je sais déjà que je cherche mal.
Peut-être que je ne sais plus jeter d’étoiles, peut-être que je n’ai jamais su, peut-être que j’ai pas appris.

Noël arrive toujours trop vite, comme une sentence, une clôture de bilan.
Et y’a rien à dire de plus sur ce jour-là. Il arrive, c’est tout.

dimanche, jour du seigneur.

Je cherchais ces papiers depuis un an. J’étais sûre de les avoir récupérés. J’avais ouvert toutes mes pochettes cartonnées, dans lesquelles je range soigneusement toute ma paperasse, après l’avoir entassée dans une corbeille, que je trie tous les six mois, quand elle déborde. Certes, on a vu mieux au niveau classement documentaire. Mais ma prof de marketing documentaire le disait aussi bien que je l’applique aujourd’hui, les documentalistes sont les meilleurs pour mettre le bordel dans leurs papiers personnels.

Il y a cinq minutes, après avoir une fois de plus craché ses quatre vérités à mon colocataire qu’il me tarde de voir déguerpir définitivement, dans le calme le plus absolu, signal d’atteinte de mes propres limites de colère, je me pose dans mon fauteuil et un mouvement anodin, exercé peut-être mille fois au cours de cette année, me fait tourner la tête vers mon étagère à bordel où sont posés tous mes papiers.

Et sans que je me l’explique, mes yeux sont tombés sur la tranche d’un classeur gris et ont lu « 8 juillet 1980 ». A un moment où je ne pensais pas à cette date, où je ne m’attendais pas à la voir, à la lire, où mes préoccupations s’en éloignaient de vingt-neuf ans, mon cerveau a enfin réagi… Genre lumière divine.
Je l’avais ouvert pourtant ce classeur. J’y avais trouvé toutes mes factures de téléphone. Mais derrière les factures de téléphone, il y avait les papiers que je cherchais depuis un an. Les notes de l’avocat, les échanges avec les assureurs, les remarques du médecin…. Tout était là, à exactement un mètre de la place que j’occupe tous les jours devant mon ordinateur. A portée de main, comme on dit. Manquait que la portée des yeux et du cerveau.
Alléluia.

L’odeur des lilas

« Elle se demandait d’où pouvait provenir cette odeur de lilas… »

Une fois la valise dans les rayons, le manteau posé, la tablette ouverte et Marie installée à la place cinquante-huit, elle s’empresse de déplier le petit bout de papier bleu qu’Amélie lui a collé dans la main en l’embrassant sur le quai. La seule réponse qu’elle avait obtenue à son étonnement fut « Si tu ne sais pas quoi faire dans le train, n’oublie pas d’écrire ».
Elles se sont comprises, embrassées puis quittées.

Marie avait donc hérité d’un des petits défis habituels d’Amélie, impossibles à refuser pour quelqu’un qui n’avait rien à perdre, surtout dans un domaine où tout restait à gagner. Ecrire, ça ne coûte rien, ça ne rapporte pas forcément grand-chose, mais le verbe en lui-même porte déjà toute sa richesse. A toi de t’en saisir ou pas. Amélie prenait toujours soin de bien placer les coups de pieds qu’elle lui destinait.

Marie ouvre son calepin, sort son stylo plume et les pose sur la tablette. Elle a une mission à remplir, se plonger dans l’odeur des lilas, entre Lyon et Paris.

Ce TGV l’éloigne des lieux de son enfance, du jardin de ses parents, et des lilas. Y’avait-il un lieu dans Paris où l’odeur des lilas pourrait être la même ? A la recherche de ses souvenirs ou pour fuir les doutes sur ce qui l’attendait, Marie laisse sa tête bercer au rythme du roulis léger. Un homme quatre rangées plus loin lui fait face, refusant lui aussi pour l’instant de plonger la tête dans une quelconque occupation.
Du fin fond du wagon, Marie cherche la matière pour nourrir son texte et les idées qui divaguent au hasard des formes immobiles sagement silencieuses, sans cesse transformées au gré des paysages qui défilent, des lumières et des ombres furtives. Les dix fenêtres lui offrent tout l’horizon, une vaste gamme de verts, de gris, d’arbres et de villages, tellement pressés de s’évanouir devant elle, à contre-sens de la marche.
Son regard se perd, s’accroche à toutes les amarres. Un point de lumière au plafond, sans doute le reflet d’une montre.

Depuis vingt minutes, Marie tourne le bout de papier bleu dans sa main et cherche une suite à donner à cette phrase aux relents bucoliques et printaniers. Qu’y avait-il à écrire sur l’odeur des lilas ? Que pouvait-elle en faire ?

Elle la connaît bien l’odeur des lilas, y’en a plein le jardin, des blancs, des mauves, des violets. Chaque printemps, ils se relaient à tour de rôle pour embaumer tout l’air, s’insinuer dans celui de la maison, par les fenêtres qu’il est si agréable de laisser ouvertes en cette saison. Même s’il fait un peu frais, sur le soir. Aucune importance, il faut la laisser entrer, la bonne odeur du jardin en fleurs.

Mais Marie n’est pas sûre d’en vouloir, là, maintenant, de l’odeur des lilas. Ce n’est pas vraiment sa place, dans ce TGV.

L’odeur des lilas devrait rester derrière elle, avec tout ce qu’elle quitte. D’ailleurs, le printemps touche à sa fin. Fini le jardin, l’herbe folle ou coupée, les lapins. Cette vie-là, elle est justement en train d’en tourner la page.
Et Amélie le savait bien, tout ça, en lui donnant le papier.

Peut-être pour se protéger, peut-être pour les conserver intacts, Marie veut oublier le bucolique et le printemps, les chasser de sa mémoire encore trop fraîche de fille de la campagne. Elevée à la tomate qu’a de la vraie chair, aux haricots dont il faut d’abord retirer les bouts avant de les faire cuire, aux petits oiseaux qui piaillent, aux coqs qui chantent à cinq heures du matin.
Herbe folle. Une mue commence, Marie s’en va, et voilà qu’Amélie lui colle sous le nez cette odeur de lilas.

Le calepin vierge ouvert sur la tablette devant elle, Marie relève la tête de son papier. Quatre rangées plus loin, l’homme en fait autant.
Marie remarque qu’il est beau. Environ trente-huit ans, le crâne sauvé de la calvitie par la tondeuse. Des lunettes d’intello au dessus d’un corps de rugbyman. Dans tout le wagon, c’est décidément sur son crâne que les reflets jouent le mieux.
Sur le siège près de lui, un enfant caché par un fauteuil laisse s’échapper une main dans le champs de vision de Marie. Il montre même son visage, c’est un petit garçon d’environ six ans.
L’homme la regarde, puis baisse les yeux. Marie se replie vers son calepin.

Mais pourquoi cette odeur de lilas et cet exercice lui paraissent-ils tellement repoussants ?
Si elle l’a décroché ce boulot à Paris, si elle a décidé de quitter la terre où elle a poussé, ce n’est pas pour se replonger dans les parfums du printemps mais bien au contraire pour en sortir.

Le beau chauve sourit, dans un croisement de leur chasse à l’autre. Il a ouvert devant lui un roman, le titre finit par « dans les bois » et sur le quatrième de couverture, la photo d’un homme qui lui ressemble beaucoup, aussi chauve que lui, mais sans lunettes.
Les regards se soutiennent le temps d’une page tournée pour se fuir, vite, après s’être cherchés.
A l’autre bout du wagon, un père de famille, la mère en face, et un bébé que le père ne se lasse pas de flasher. Au dessus de leurs têtes, un silencieux orage de bonheur sans nuage étincelle par vagues.

L’odeur des lilas, c’était toute son enfance et sa joie, toute son adolescence et les arbres pour se cacher. C’était chacun de ses printemps, jusque là..
Elle les visualise très bien, tous les pieds de lilas plantés dans le jardin de ses parents. Surtout le blanc, près du noyer.

Marie se laisse distraire bien involontairement cette fois par le bébé du fond, le bébé de l’orage sans nuage qui laisse derrière lui ses premiers pas et traverse le wagon avec son papa.

Elle en profite pour jeter un coup d’œil vers l’homme du milieu. Après tout, le stylo dans la main gribouillant le papier est un prétexte parfait pour chercher l’inspiration dans le flou du wagon.
D’ailleurs, elle vient, l’inspiration. Ou au moins, les souvenirs. Qu’est-ce qu’une odeur de lilas pourrait évoquer si ce n’est des souvenirs ?

Marie a connu une enfance heureuse, douce et colorée.
Très coloré, ce jour dans la jardin, elle devait avoir six ans.
Il ne s’était rien passé sous le lilas.
Rien du tout. Et donc ce n’était pas la peine de parler de ce qui n’avait pas eu lieu.
Amélie le savait, elle aussi, qu’il n’y avait rien à raconter. Elles en avaient assez discuté.

Comment sortir de ce qui ne s’était jamais produit ? Ce soir-là, l’innocence confiée aux bons soins du gentil voisin et de son fils, si serviable.
C’est un homme bien, un travailleur. Un homme de la terre. La terre, et l’herbe fraîche, près du lilas, où l’homme bien lui a demandé de se coucher.
L’odeur des lilas, ça pique comme des fourmis rouges.
Mais il ne s’est sans doute rien passé, puisqu’elle ne se souvient pas. Alors. A quoi bon creuser là où le trou existe déjà ?

C’était de remblai dont elle avait besoin. Marie aimerait reboucher le trou béant de sa mémoire vide avec tous les mots de la terre. Une terre meuble, lourde et féconde, porteuse de tous les mots du jardin.
Les mots lourds comme des pierres, de quoi combler un puits sans fond. Puisque le fond ne se laissait pas voir, il n’existait donc pas.

L’homme ne cache plus son jeu, il la regarde directement cette fois. Marie se sent désirable, mais heureuse de se sentir à l’abri derrière l’excuse de son bout de papier.
D’ailleurs, lui aussi profite du livre ouvert devant lui pour avoir l’air de réfléchir sans vraiment la chercher.

Marie retient un rire. Si ça se trouve, il est complètement myope et ne la regarde même pas.
Mais il l’a bien vue se replonger dans son calepin à cet instant. Peut-être même qu’il est vexé.

Marie fuit l’odeur des lilas, les fourmis rouges, le wagon, l’homme. Elle ferme les yeux.
Elle s’imagine battre des cils et déclencher son sourire. Il n’aurait plus son alliance au doigt, ou peut-être que si. Mais en tout cas, son fils ne serait plus là.
Elle s’imagine en équilibre sur le lavabo des toilettes exigües, un petit plaisir fugace volé au temps qui défile à deux-cent-soixante-dix kilomètres heure.

Marie sourit et s’amuse de sa nouvelle accroche. Peut-être a-t’ elle de quoi combler le trou des lilas.

Ce ne serait même pas le printemps. Non, ça se passerait en plein hiver, en décalage.
Elle marche dans les rues de Paris, à se demander ce qui l’a conduite jusqu’ici.
Après une nuit d’errances, au petit matin. Accentuer le contraste. Il faut la faire descendre de son piédestal, cette odeur de lilas. La fille n’est pas dans le droit chemin, les fleurs ne peuvent pas lui permettre d’atteindre leur odeur aussi facilement. Les lilas, c’est la pureté des odeurs printanières en même temps que les premières chaleurs de mai qui les rendent si pénétrants. Ce mélange bien particulier d’enivrement de fraîcheur.
Le lilas imprègne ses vêtements. C’est le parfum d’une femme. Mêlé aux odeurs musquées de la nuit qu’elle vient de passer. Peut-être même qu’elle peut ne pas s’en souvenir de cette nuit, en poussant un peu la décadence. Non. Remarque, quand on se souvient vraiment de rien, c’est glauque. Glauque genre, les vêtements, elle les a volés au lavomatic. Et ce n’est pas le parfum d’une femme, c’est celui de la lessive. Elle s’est enfuie d’un wagon abandonné où elle a passé la nuit avec des tas d’inconnus, hommes et femmes, masqués sur des matelas géants, où elle s’est faite attacher au plafond par un système de poulies et maintenant elle est à poil dans la rue. Alors elle vole des fringues là où c’est le plus facile. Elle vole les fringues et elle aimerait plonger toute entière dans la machine, pour se laver de l’odeur de lilas…

Bordel ça rime à rien. C’est trop glauque, elle y connaît rien au glauque, elle y trempe un orteil comme dans un bain glacé parfois, comme ça, pour le plaisir de la sensation, mais le glauque, c’est pas vraiment son domaine. Comment font-ils d’ailleurs, ceux qui semblent si à l’aise à écrire du noir sur fond noir dans le rouge ? Peut-être faut-il ne jamais avoir pris plaisir à respirer l’odeur des lilas pour ça.

Alors qu’elle dégage son front d’une caresse nerveuse, un reflet de lumière auburn sur son pull noir attire son attention. Elle attrape ce cheveu entre son index et le majeur et le laisse négligemment tomber dans l’allée centrale.
A l’instant où le cheveu entre en contact avec le sol, une petite fille toute rose de la troisième rangée regarde la photo qu’elle vient de capturer dans sa grosse boîte rose et s’exclame « magnifique ! » d’un air tellement loin de son âge. L’orage de bonheur sans nuage retentit au-dessus du bébé tant aimé encore une fois.

Marie cherche une issue, une porte de sortie. Elle imagine toutes les astuces pour l’empêcher d’aller au fond invisible de son puits de souvenirs.
Le train ne serait jamais arrivé. Marie non plus. Elle aurait voulu jeter son papier bleu et les mots écrits dessus. La bombe reliée à l’ouverture de la petite poubelle métallique près de la place cinquante-huit aurait fini par combler le trou de sa mémoire en creusant un cratère dans la voie TGV Lyon-Paris, faisant se fondre présent, avenir et passé en une informe masse métallique.

L’odeur des lilas, ça pourrait être tout simplement l’histoire d’une fille qui n’en veut pas, de l’odeur des lilas. L’histoire d’une fille qui prend un train et qui s’en va pour quitter un trou qui ne se rebouche définitivement pas.

Plus tard, l’homme descend du train, son fils près de lui. Marie lui vole le son de sa voix, pour la première et la dernière fois. Quand elle se retrouve elle aussi sur le quai, l’homme n’est déjà plus là. Un coup de tête à droite, mais à quoi bon le chercher des yeux. Elle suit la foule, à gauche.
Il est bien, là où il est, écrit dans le calepin, sans début, ni fin, simple souvenir inexistant, sans odeur.