En allant rendre visite à mon enfant intérieur, tout à l’heure, j’ai vu un pansement. Et puis j’ai vu un pot d’enduit. Des trucs pour masquer les coupures, reboucher les fêlures.
La fêlée, c’est moi. La fêlée qui laisse passer la lumière et qui a des cicatrices de coupures sur les bras. On les voit plus trop. Les poils, c’est bien aussi, pour cacher les coupures.
La fêlée, c’est moi, avec mes émotions si vives et ce besoin inextinguible de donner du sens aux mots. Le mot « frère », par exemple. ça évoque quoi, pour vous, d’avoir un frère ? D’être le frère de quelqu’un ? Pour moi, ça voulait dire qu’il y avait une personne sur cette terre, un individu de sexe masculin, né du même père et de la même mère que moi. Jusqu’ici, tout va bien, ça s’appelle le lien du sang je crois. Pour ce que ça veut dire, sachant qu’on a tous du sang commun, qu’on a même du patrimoine génétique commun avec les bananes, les cochons, les coraux, les chimpanzés, les levures… Bref.
Pour moi, avoir un frère, ça voulait aussi dire que cette personne pouvait être là pour moi, si j’avais besoin d’elle. Et que j’étais là pour elle, si elle avait besoin de moi.
Euh non, attendez, je vais essayer d’être plus honnête avec moi-même. Je ne me suis jamais bien entendu avec mon frère. Et les échanges que nous entretenions depuis longtemps se limitaient à échanger 5 mots pour les anniversaires, et s’appeler pour demander ce qu’on voulait à Noël. Mais cela dit, il n’en restait pas moins que s’il avait besoin de moi, j’étais là pour lui. J’aurais peut-être dû lui dire.
Et puis l’autre jour, hé ben on a parlé. On a parlé de ma soeur. Et pouf ! Le magnifique triangle de Karpman que nous formions tous les trois depuis toujours s’est réveillé. Plus dynamique et plus tranchant que jamais. On a une soeur, qui se sent exclue (victime), qui en parle à la belle-soeur et au frère (qui reprend sa place de bourreau) et mézigue, qui demande gentiment si les choses s’arrangent, si vous avez rediscuté… (en essayant de ne pas foutre les pieds trop violemment dans la merde du sauveur). Je passe les détails sur les horreurs et les accusations que j’entends proférer contre ma soeur.
Et puis je dis que ce serait pas mal d’essayer d’avoir un peu d’empathie, histoire de se comprendre. Fin de non recevoir. « Chacun sa vie ! C’est comme ça ! Voilà. Point final! »
Point barre. Double poing sur la table virtuelle de ton oreille de l’autre côté du téléphone parce que je suis le mec et que je suis le patriarche et que vous me faites chier avec vos émotions les soeurs, que c’est pas à moi de les gérer et que vous avez qu’à aller voir un psy et que ta soeur, elle a qu’à régler ses problèmes émotionnels avec son mari, si son mari en est capable parce que bon, c’est à se demander, alors que moi tu vois, je tape des points à la fin de mes phrases pour montrer que je suis viril et que je sais protéger ma femme, tu vois, et que démerdez-vous toutes seules.
Je l’aurais laissé continuer sur le sujet, j’aurais eu peur qu’il pisse sur mes murs.
Je signale à mes auditeurs pointilleux que la déformation et l’interprétation toute personnelle des propos tenus par mon frère est parfaitement volontaire et que ma position de victime est parfaitement consciente. Faites pas chier avec ça, j’essaye de sortir de ce merdier à trois angles pointus de Karpman.
Grande idée que j’ai eue. J’ai voulu crever l’abcès. Ce truc qui me trotte dans la tête depuis plusieurs mois en me disant que ce serait pas mal de régler ça…
« Tu sais , y’a des trucs qui peuvent pourrir une relation frère / soeur… »
Je ne sais comment aborder le sujet. J’hésite. Je me lance.
« Est-ce que tu te souviens ? Un jour, j’avais 17 ans, tu es rentré à la maison, un soir, et tu m’as trouvée dans les escaliers, assise, seule. On a échangé trois mots. Tu m’as dit que si c’était un chagrin d’amour, « Un de perdu, dix de retrouvés », et tu es parti en vitesse rejoindre tes copains. Il se trouve que ce jour-là, j’avais des idées vraiment noires. Quand tu es parti, je suis allée à la salle de bain et je me suis entaillé les bras avec des lames de rasoir et… »
« Huh ! »
ça ressemble à un rire étonné, un esclaffement.
« Tu ne te souviens pas ? »
« Non. »
« Je voulais parler de ça avec toi. Je voulais te dire à quel point je me suis sentie abandonnée par mon frère ce jour-là. A quel point j’étais triste et désemparée… »
J’avais juste besoin que tu m’écoutes. Il y a quelques mois, j’avais besoin d’entendre pardon. Mais là, je sais que ça sert plus à rien d’attendre qu’on me demande pardon. Qu’il n’y a que moi qui puisse me demander pardon et me l’accorder.
Mais non, en fait, je n’ai pas rêvé, tu as ri et tu as enchaîné sur …
« – Non mais franchement ! Quelle idée d’aller se tailler les veines pour un chagrin d’amour ! J’en ai eu des chagrins d’amour, moi, dans ma vie ! Jamais ça ne m’est venu à l’idée ! J’avais des défouloirs ! Je faisais du sport ! Faut arrêter avec ces conneries ! Faut arrêter ! Et puis quoi ? Tu m’as mis sur un piédestal de grand frère, c’est pas ma faute ! Tu vas me reprocher d’être parti ?? Mais chacun sa vie ! On était adultes !
– Non, on n’était pas adultes.
-Ben si, on était adultes, j’avais quoi, 24 ou 25 ans, j’avais ma vie ! »
Quelques secondes de silence. Le temps de réaliser ce qui est en train de se jouer. Et de regarder le château de cartes s’effondrer pour ne laisser que le néant du lien de sang qui ne veut rien dire.
-Tu sais quoi ? C’est pas grave. Je comprends. Je comprends qu’on ne vit pas sur la même planète.
– Ha bah ça c’est sûr qu’on ne vit pas sur la même planète ! Jamais ça me serait venu à l’idée d’aller prendre des lames de rasoir pour ça ! Mais pour toi ça a l’air grave !
-Non, non, c’est pas grave. Je comprends. »
Je comprends que je fais partie de ceux qui ont des émotions et qui cherchent à les exprimer, ne serait-ce que maladroitement. Tu fais partie de ceux qui regardent les émotions des autres comme un tas de fumier pestilentiel et sûrement plein de saletés contagieuses dont il faut à tout prix se protéger. Et tu ne veux pas voir le tas de merde que tu portes en toi parce qu’il te fait trop peur, qu’il est trop dangereux. Je comprends qu’être mon frère se résume pour toi à deux ou trois repas de famille dans l’année pendant lesquels on est sensés passer du bon temps, sourire, faire comme si tout allait bien même quand ça va pas. Je comprends qu’on vous gâche la vie, à toi et TA famille, avec nos émotions. Je comprends que tu es comme tu es. Je comprends que je suis comme je suis. Et qu’il faut faire avec. Ou sans.
Merci pour la conversation, merci de m’avoir informée que tu vas te marier alors que je suis au courant depuis plus d’un mois, merci.
On raccroche. Et je hurle de douleur silencieuse devant mon miroir.
Le sens du mot « frère » s’est fait trucider sous mes yeux. Il y a quelques mois, c’est le sens du mot « amour » qui s’est fait descendre. Les cadavres de mots vides de sens s’amoncellent en moi. Et je suis la scène de crime qui attend que je devienne ambulance.
Le sens des mots n’existe t’il que pour moi ?
Je prends conscience que mon besoin de donner du sens aux mots, aux choses, à la vie, aux relations est à double tranchant. Car au fond, donner du sens, je peux le faire toute seule, rien que pour moi, dans mon coin. Mais dans une relation entre deux personnes, si j’ai besoin qu’on s’entende sur le sens des mots, qu’on soit d’accord sur la valeur, arrive parfois le moment où je m’aperçois que la valeur que je donne aux mots est largement surestimée. Bizarrement, c’est souvent avec les hommes que ça arrive… Enfin, je dis bizarrement, mais je me comprends. Si je fais dépendre mon besoin de sens de celui des autres, je suis foutue. Fêlée d’idéaliste que je suis.
Boum patatra. Blédinette a chu.
La blessure d’abandon s’est à nouveau ouverte. Et voilà quelques jours que les fantômes s’en échappent, sortis tout droit des plaies de mon enfant intérieur qui hurle, se couvre le visage de peinture bleue et m’en met partout en me serrant très fort dans ses bras.