Le champs de cactus

Il y a comme une odeur.
Un baiser en attente qui rôde dans ta tête.
Un baiser de transition entre un passé qui crève et un avenir qui blesse.
une forme de progression.
Une odeur qui réveille les blessures endormies, qui s’insinue par des capteurs que tu voudrais abrutir et désensibiliser.
Une forme de lobotomie.
Peut-être une maladie.
Sûrement juste un échec qui ne dort plus et met toujours sa musique trop fort, même au fond de tes rêves les plus sincères. Les rêves d’une personne qui voudrait simplement dormir et oublier. Boucler la transition.
Le baiser neuronal de l’odeur qui remonte jusqu’à ton cerveau sort des crocs comme des pioches, il fait tous les dégâts qu’il peut et glisse dans tous les orifices qu’il croise.
Il aime ton nez, tes yeux, tes oreilles et préfère utiliser ta bouche comme porte de sortie. Ta bouche si douce où s’écoulent et s’avalent les déchets inutiles. Ta bouche qui recrache des mots comme on s’enlève une épine. C’est un champs de cactus dans lequel tu t’es couchée.

Toute violence reçue est une bombe en amorce. Sagement, elle explose en silence dans les cavités dévastées de tes sens en déroute, ébréchés par les coups de pioches de l’odeur qui continue d’avancer.
A force de se multiplier, elle pourrait un jour ne plus être contenue. Crier de toutes tes forces, alerter les pierres, les témoins inconscients, les innocents en puissance, les coupables qui se terrent.
Tu en meurs d’envie, premier témoin muet des odeurs qui s’embrassent déjà dans ta tête. Tu en meurs d’envie et tu ne répondras pas. C’est devenu ta seule défense.
Des bombes ont explosé dans ta tête, pourtant.
La jalousie va finir par tuer quelqu’un. Songe à ne pas rester près d’elle.
Et arrête de baiser avec des cactus.

gelée royale

Des ampoules de ginseng et de gelée royale.
Ersatz pour la tête.
L’espoir malsain s’étouffe peu à peu en dedans.
Avec un oreiller sur la bouche, ça va plus vite.
Je regarde les phases du deuil passer lentement dans ma tête, dans un long goutte à goutte, l’issue d’un flacon qui ne se vide pas.
Des semaines entières déjà, occupées à ce seul travail qui m’obsède, me nuit, me remplit.
Une histoire de vases communicants peut-être.

La phase critique arrive. Celle où l’énergie est épuisée. La confiance à zéro.
Je lâche ma drogue préférée, narcisse pervers adoré.
Je lâche mon envie muée en dégoût, tellement attirant.
Tellement fatigant.
Une histoire d’instinct de survie sans doute.

Je lâche ce bord-là, j’ai pieds.
Je sais que j’ai pieds.
J’espère que j’ai pieds.

J’arrête de mentir aux ersatz.
J’arrête de mentir.
Je me sens à poils sans ton aura.
Si peu sensuelle, dans mon habit de femme oubliée.

Une goutte de plus évaporée.
Une autre avalée.
Demain, j’essaie de revenir à la réalité.
Celle qui me dira de ne plus te goûter.

Pas grand chose.

Je mise tout.
Je mise tout sur la pluie de mai.
La pluie de mai qui saura, dans son indulgence, me laver de mes excès.
Je mise tout.
Je mise tout sur la pluie de mai.
La pluie de mai qui saura me pardonner d’écrire son nom avec un F.
Je mise tout sur elle.
Je mise mes excuses d’alcoolique à ses heures. Et là tic tac.
ça tombe pile.
Je mise tout sur elle et ses eaux pures
Qui sauront me laisser effacer ses traces
Voraces. Pénétrantes.
Et qui durent.
Je mise tout.
Je mise tout sur la pluie de mai
Qui me laisse croiser cette femme seule sur son banc sale
Qui me laisse porter mes mots seule dans ma tête bancale.
Je mise tout sur la pluie de mai,
Sur la pluie de ce dimanche envolé comme un adieu.
Je mise tout sur la pluie de juin aussi,
Comme un renfort souhaité pour des étreintes inattendues.
Je mise tout ce que j’ai, c’est à dire pas grand chose.
Et j’appelle la pluie à mon secours.
Pour me laver de mon amour.

Mes chers parents, je pars. Je vous aime, mais je pars.

Au loin d’eux, comme un malaise.
Je les aime, puisqu’ils sont ma famille. Je les aime logiquement. Le lien est situé quelque part dans mon sang.
Je les aime et je vais donc les voir. Puisque je les aime.

Alors j’arrive. Je débarque dans ces lieux de mon enfance, dans cette campagne où j’ai grandi, dans cette ville où j’aurais du continuer à vivre. Logiquement. En restant près des miens, de ma famille, de ceux que j’aime.
J’arrive et je dors.
J’ai dormi pendant quarante-huit heures. J’ai dormi pour ne pas affronter le vide. Ce fossé qui nous sépare, moi et eux. Moi d’aujourd’hui, moi d’hier.
ça s’appelle une dépression je crois, cette capacité que l’on a parfois à ne plus vouloir ouvrir les yeux sur la réalité.
J’ai déprimé pendant quarante-huit heures, à me nourrir de sommeil. A me gaver de l’effacement des liens. A ne plus vouloir affronter.
La paralysie des membres a commencé par la langue. L’incapacité de dire. C’est un mur auquel je me heurte à chaque fois. Un mur d’amour muet, de soutien silencieux, d’accompagnement bienveillant dans une mer de culpabilité. Mon père est là.
Mon père me demande et je ne sais pas dire non. Je ne peux pas dire non.
Je me rappelle les mots de Gilles. « Je n’accepterai jamais rien de personne, pour ne rien leur devoir ».
Mais dans le sang, il y a déjà le lien. Il y a déjà ce que je leur dois. Dans mes blessures, il y a encore leur soutien. Dans mon parcours, il y a encore leur protection. Et maintenant, il y a mon chat entre eux et moi. Ils me tiennent par mon chat. Cette Tartine que j’aime infiniment. Ils me tiennent par un chat.

C’est fou ce que les êtres incapables d’exprimer l’amour peuvent faire passer au travers des animaux. Puisque nous sommes des murs, jetons les animaux par dessus. Ils seront notre lien. Ils seront l’expression de notre sensibilité. Ils remplaceront ce que nous n’avons jamais réussi à nous dire.

Ils me tiennent et ne veulent pas me lâcher. Je leur dois tout. Et ma culpabilité se nourrit de ce devoir et de toute ma reconnaissance.
C’est ma faute aussi. Je l’appelle ma fille. Je l’ai aimée de tout ce que je n’ai pas pu offrir aux êtres humains. Je l’aime encore en la substituant à l’enfant que je n’ai pas eu.

Je me suis séparée de moi et depuis je vois mieux. Si je vais mieux, je ne sais pas. Mais en tout cas, je m’éloigne d’hier et me rapproche de demain. Mais je me suis séparée de moi sans me séparer de mes projections d’amour. Ni de mes paralysies.
Je m’imagine couper les liens. Confier mon chat à la SPA. Pour ne plus renforcer la matérialisation de ce que je dois à mes parents. Et je vois comme c’est ridicule. Comme on n’a pas besoin de ça.
Le lien est là, de toute façon. Et rien n’y changera.

Vous n’avez pas le droit de me faire payer votre amour. Je t’aime, vieux Lear. Je t’aime et je n’ai jamais su le dire. Je t’aime et je suis à mille lieues de toi pour pouvoir grandir. Je sais que j’ai fait les bons choix.

A la maternité, je regarde ma soeur et le nouveau-né. Je suis écoeurée par tout ça. J’observe les grands-mères heureuses. Et j’ai la nausée. Ma mère qui ne cesse de répéter depuis le matin qu’elle est contente, que son petit-fils a la peau claire. Et oui. Avec un père à moitié algérien, on sait jamais, il aurait pu avoir les cheveux frisés et la peau matte.
Maman me dégoutte. Maman. Celle dont je suis née. Celle qui tient le lien de mon sang dans sa tête malade, sur sa peau, son visage, dans ses veines. Maman.
Maman grand-mère m’écoeure. Elle et sa satisfaction de grand-mère munie d’une descendance à peau claire. Grand-mère rassurée et contemplative. Elle et son besoin de reproduction projetée sur ses filles. Elle et sa bêtise.
La grand-mère sort son appareil photo et capture l’image de la jeune mère donnant le sein à sa descendance à peau claire. Ma soeur éclate en sanglot.
Acte manqué ? J’avais oublié mon appareil photo. Mais l’aurais-je pris, je ne l’aurais pas sorti. Parce qu’au-delà de ma soeur, de cette femme qui m’est liée par le sang, je voyais la jeune mère et son besoin d’intimité. Je me voyais de trop dans cette pièce. De trop, mais nécessaire. Comme une barrière protectrice pour empêcher le flash de la grand-mère de crépiter. Un rempart entre la bêtise de ma mère et ma soeur.

Maman, cette femme et son enfant ne t’appartiennent pas. Au delà de ta fille et de ta descendance, j’aurais aimé que tu vois comme moi une jeune mère qui allaite. Une jeune mère sur laquelle tu n’as aucun droit.

Mes chers parents, vous n’avez pas plus de droits sur elle que vous n’en avez sur moi. Malgré ce lien du sang que l’on vous doit.
Malgré la vie offerte. Malgré votre amour aveugle, silencieux et tellement maladroit dans sa bienveillance.

Je vous aime, en toute logique. Je vous aime et j’éprouve le besoin de vous voir. Tous les six mois. Obéissant au malaise de l’absence qui revient parfois me hanter. Six mois, le temps d’oublier cette dépression profonde qui me ravage à chaque fois que je vous croise.

Tsunami

J’ai écumé et fait passé dans mes filets des tas de petits poissons tout mignons.
J’ai mangé ceux qui me donnaient faim, remis à la mer ceux qui me semblaient bien petits. J’ai même commencé à apprendre à dire non à ceux qui ne demandaient qu’à se laisser bouffer.
Quel constat d’échec…
Un seul pas vers moi et me voilà prête à replonger dans la nasse qu’il m’a fallu tant d’énergie pour quitter.
Je te vois venir. Gros comme un poisson.
Mais qu’est-ce que tu comptes faire de moi ? Moi qui réponds au moindre claquement de tes doigts.
J’me sens toute petite, minuscule. Et j’ai qu’une envie, aller me blottir dans tes bras.
Tes bras qu’il m’a fallu tant de poissons pour oublier.
Le vin n’aide pas… Et je sors du restau.
Tu sais quoi ? Menu sushi. Poisson cru.
J’m’en sors pas. Tu vois.
Un petit pas vers moi et c’est le tsunami qui m’aborde. Déjà j’y suis. Déjà je me laisse emporter.
J’en suis à quarante « putain » à la minute.
Tu vois, ce mot, c’est mon constat d’échec à moi. Moi qui ne réussis pas à t’oublier.
Ni toi. Ni tes bras. Ni le plaisir de tes assauts.
Moi qui comptais sur le temps qui coule, au rythme des calmes marées.
Il ne me reste qu’à aller dormir. En espérant qu’avec le jour prochain, mes bonnes résolutions de petits poissons seront revenues. Parce que là, de suite, j’ai peur.
Un seul claquement de tes doigts et je suis déjà dans tes bras.
Et je sais maintenant combien il est difficile de revenir sur la terre ferme alors que tu m’as dévorée.

Les retrouvailles

« Alors ! Que deviens-tu ? Mariée ? Des enfants ?! »
Non, on ne retrouve pas ses vieilles copines de lycée sans en payer le prix. Le prix des années, le prix de l’espace. Un grand vide qu’on a tenté en vain de remplir sous prétexte d’expériences, d’enrichissement personnel, de bonheurs furtifs.
Le lycée. Le plus beau de mes faux départs. Des souvenirs merveilleux, des moments délicieux, des vacances comme on en vit quand on a dix-sept ans. Dans le rire et les larmes, dans les secrets, dans la complicité et la virginité de l’esprit qui a tout à apprendre. On a tout à vivre quand on a dix-sept ans, alors on essaye tous de le faire. Ensemble. Mais chacun à sa façon.
« Au fait, Machin s’est marié avec Bidule, ils ont deux enfants…  » Chacun à sa façon.
Y’avait tout un petit monde qui gravitait autour de nous. Nous. Lui et moi. Petit noyau fusionnel dont les morceaux éclatés continuent encore dix ans après de me griffer dans leur rotation continuelle. Quand on s’enfuit, on part forcément avec des bagages qu’on ne peut pas laisser sur place. Des trucs dont on ne pourra jamais se débarrasser sur Ebay, des électrons qui vont te tourner autour, qui vont te blesser, sans que tu puisses jamais t’en séparer. La seule chose en ton pouvoir, c’est de te méfier de la gravitation, recouvrir ta petite planète d’une pellicule venue d’ailleurs, essayer d’autres champs de force pour tenter de détourner les particules coupantes en suspension.

Lui, bouffé par la maladie qui envahissait peu à peu notre joli petit noyau. Pourri.
Chacun sa façon de lutter. Moi je me suis enfuie. Je n’arrête pas de m’enfuir. Je n’ai trouvé que ce moyen-là pour affronter le temps et l’espace devant moi. J’ai essayé d’autres solutions, j’ai essayé de reconstruire, plus loin, ailleurs, d’autres noyaux, d’autres univers. Sans grand succès finalement.

Ce serait lâche néanmoins de réduire les causes de ce silence de presque quinze ans à cette histoire de lui, de noyau pourri, de maladie. J’ai ma part de responsabilité dans l’histoire, les coups de pieds dans les fourmilières, ça me connaît. J’en ai faites et dites, des conneries.

Enfin voilà quoi… C’est la vie.
Peut-être que le jour où je n’aurai plus peur de croiser son regard en me baladant dans Lyon, peut-être que le jour où j’aurai fait la paix avec tout ce que cette ville représente pour moi… Elle est le temps passé, le temps qui passe encore et celui qui viendra. Elle est la vieillesse, la culpabilité. Elle est l’amour de ma vie, mes racines et mes plus beaux souvenirs. Elle est le gris, l’arbre en face de la fenêtre, la télévision éteinte qui ne cesse de parler. Mon éducation, ma façon d’être. Lyon, je l’ai dans la peau. Et je passe mon temps à me dépecer. A travers mes fuites, mes mots, mes quêtes.

Que le monde continue à tourner sans moi, ça me rassure. ça me console des conneries que l’on peut dire quand on a dix-sept ans. Ou quarante.

On ne retrouve pas ses vieilles copines de lycée sans en payer le prix. Le prix d’un grand coup de pied dans une fourmilière de souvenirs, des bons comme des mauvais. Le prix des enfants qu’on n’a jamais eus, parce qu’on n’a jamais retrouvé le père. Le prix des fuites éternelles dans des univers toujours plus loin. Et le prix de la réponse à « qu’est-ce que tu deviens ? ». La pire des questions qu’on n’ait jamais inventée. Après « quoi de neuf ? » et avant « parle-moi de toi ». Le top 3 des questions cauchemardesques de la relation sociale interpersonnelle.

Et maintenant que tout ceci est écrit, oui, ça me ferait grave plaisir de vous revoir et de savoir qui vous êtes devenues maintenant. Quels sont ces visages d’enfants que vous avez fait naître. Quelles sont vos joies et vos peines. Au-delà du relationnel social, juste le goût des personnes que vous êtes, maintenant, demain.
Et je pourrai vous dire qui je deviens.

De la sociabilité de la boîte en carton.

J’y suis encore. Toujours coincée à l’intérieur de la petite boîte de carton.
Je me contorsionne un peu pour faire rentrer mon cul. Je veux pas qu’on voit mon cul qui dépasse.
C’est pas très pratique.
Les petits trous d’aération me permettent de participer un tant soit peu à la soirée socialisante. J’aime bien les bars de lesbiennes, elles sont belles ces filles. Je les regarde quand même, dès fois qu’elles le sauraient pas, qu’elles sont belles. ça n’a aucune utilité, mis à part de me distraire un peu.
Je me tords encore, la tête coincée contre une paume de main perdue. La mienne je crois. Y’a plus de sang pour faire passer le message, mais pas d’espace pour une troisième main de toute façon.
Je cherche ma place, entre les deux hommes assis en face, et les lesbiennes qui s’enlacent au comptoir. ça ne m’amuse pas beaucoup.
Plus tard, je creuse deux trous, passe les jambes et rentre à pieds. Les galeries de la place des Vosges me jettent un peu de bleu à la gueule. Rien de bien méchant. Pas de quoi faire pâlir ma colère sombre.
Un homme avec une rose à la main. Comme c’est touchant. Il attend en bas d’un immeuble, son téléphone lui raconte des choses tristes. Il lui dit qu’il sait oui, qu’il sait que tout cela est déprimant. Il regarde la fenêtre quelques étages plus haut. Je crois qu’il est bon pour attendre longtemps, avec sa rose qui crève déjà.
Une terrasse de café, un homme et une femme qui discutent. Mais pourquoi je l’aime ? Elle se demande. Moi aussi, mais ma place n’est pas ici, ni dans cette conversation.
Alors je continue.
A rentrer chez moi, en tout cas.
Vous avez remarqué vous aussi ? Ces quelques secondes. Ces quelques instants pendant lesquels il fait toujours noir quand on rentre chez soi, la nuit. Jamais rien de bien long, il suffit de tendre la main, trouver l’interrupteur. Et tout s’éclaire. En général, on n’y prête même pas attention. La lumière vient d’elle-même, dans un réflexe salvateur qui évite de se prendre les pieds dans le porte-manteaux.
Ben c’est long, quand on sait pas où il est l’interrupteur. C’est long, quand on sait même pas si y’en a un. Quand la boîte en carton n’est pas livrée avec l’électricité. Quand tout ce qui permet de lâcher un peu d’énergie, créer une vague lueur, c’est cette putain de colère sombre qui se frotte à chacune des tes pensées, chacun de tes sourires, chacune des mille occasions de la journée que tu perds pour arrêter de te torturer.
A part attendre d’avoir vidé cette batterie-là pour la remplacer par une autre qui fait de la lumière, je vois pas.

Le bonheur de la femme bien.

J’aurais pu lui dire, à ce monsieur qui jouait son morceau de violon.
J’aurais pu lui dire, excusez-moi de vous déranger monsieur, vous vous rendez compte du nombre de personnes dépressives qu’il y a dans une rame de métro ?
Il m’aurait dévisagée avec surprise. S’il avait compris le français. Ou bien il n’en aurait eu rien à foutre.
Mais j’aime à croire qu’il aurait opté pour l’arrêt soudain de l’air de violon, et qu’on aurait pu avoir cette petite discussion. Parce que ça m’aurait fait plaisir de parler avec quelqu’un qui ne me connaît pas.

Il se serait donc interrompu net, et il m’aurait répondu comme ça, du tac au tac, oui, et alors ?
On se serait engagés dans un échange un peu plus vif que son air de violon lancinant, sa vieille chanson d’amour déplumé, chanté, pleuré, crié, hurlé, susurré, murmuré, écouté avec patience, avec amour, avec mépris, colère, rage, des milliards de fois depuis que l’air de violon larmoyant existe.

Et alors ? Vous voulez quoi ? Qu’ils aillent se coucher directement sous les rails du wagon à la prochaine station ? Nan parce que là, c’est ce que vous leur donnez envie de faire.
Ce à quoi il aurait rétorqué, nan mais ma bonne dame, y’a aussi des gens heureux de vivre dans un métro hein, des gens qui aiment écouter les belles chansons d’amour jouées au violon, parce que le violon, c’est romantique, le violon, ça donne des ailes, ça fait grandir les coeurs, ça rapproche les amoureux, le violon, ma bonne dame.

Alors là, déjà, je lui en aurais collées deux sur sa tronche, de bonnes dames. Même que j’aurais hurlé que le prochain qui me dit que je suis bonne et que je suis une dame, je lui dégoupille les couilles avec les cordes du violon.
Et puis ensuite, plus calmement sans doute, j’aurais répondu à ce brave monsieur qu’éventuellement, son putain d’air de violon pourrait permettre à un couple dans ce métro de baiser ce soir au lieu d’avoir mal à la tronche ou de regarder je sais pas quoi à la télé, je sais pas, j’ai plus la télé moi, mais que pour ce peu probable orgasme supplémentaire sur terre, y’aurait au moins un mort de plus, moi. Alors qu’il se le foute dans le cul son putain de romantisme à la con et qu’on n’en parle plus.
Par-dessus ça, je me serais levée, j’aurais hélé la rame en lui demandant si y’avait quelqu’un ici à qui cette connerie d’air violonisé donnait envie de repeupler la France, et j’aurais regardé comme je sais super bien faire la connasse rousse qui aurait commencé à lever un ongle, en lui faisant comprendre qu’elle y tenait sûrement beaucoup, à sa manucure, et que ça lui ferait sûrement mal au nez de devoir se gratter la cervelle avec.
J’aurais sans doute pas pu finir le travail car déjà on est arrivé dans la prochaine station, le type au violon est sorti après être passé dans l’allée en tendant la main. Il est allé s’en prendre à la seconde rame. Une connasse rousse lui a même peut-être jeté une pièce. Peut-être même qu’elle a souri en accomplissant ce noble geste.

Et moi je continue dans le métro, plongée dans mon bouquin au moins aussi déprimant que l’air de violon. Tout ce qui compte, c’est de continuer, non ?
Alors je continue. Et je me dis qu’elles sont drôlement chiantes ces barrières mentales. Celles qui nous empêchent de hurler, de gifler, de lancer son verre à la gueule de celui qui le tend, celles qui m’empêchent tout simplement d’être l’hystérique que je réclame le droit d’être, parfois. Juste de temps en temps.
C’est insupportable d’être la bonté incarnée. C’est insupportable d’entendre ça à chaque fois. C’est insupportable d’être suffisamment aimée pour éveiller la tendresse sans jamais l’être assez pour attiser la passion.
C’est insupportable d’être une fille bien.

Et si je me mettais à faire des crises d’hystérie, comme ça, quand je me dis, là, ça mériterait bien un gros gnon dans ta tronche, ben on me regarderait avec des yeux bizarres.
Y’ a des tas de filles, de femmes, chez lesquelles ça paraîtrait tout à fait normal. Mais chez moi, non. Parce que moi, je suis « la bonté incarnée » et que je n’ai « pas une once de méchanceté » en moi.

Y’a des femmes qui pourraient se lever dans le métro et incendier le joueur de violon et qui auraient l’air tout à fait naturelles. On dirait, sur un ton d’admiration jalouse, ha oui, celle-là, ça m’étonne pas, elle a l’air d’une femme à piquer sa crise. Des femmes qui pourraient claquer la porte d’un appartement au beau milieu de la nuit et se casser sans dire un mot à leur amant. Ne pas donner signe de vie pendant des semaines ensuite. Tout en ayant l’air suffisamment naturelles et spontanées pour que l’amant se dise qu’elle remet ça avec ses crises d’hystérie, comme je l’aime.
Salope.
Pardon, ce dernier mot ne vous est pas adressé, il est pour moi-même. Ou plutôt pour celle que je ne suis pas. Pour celle qui est aimée. Et pour la conne qui se planque derrière ses barrières mentales protectrices de son environnement et auto-destructrices pour elle-même.
Ce « salope », il est pour celle qui ne s’est pas barrée au milieu de la nuit en entendant un autre prénom que le sien, alors qu’elle en crevait d’envie, à l’intérieur, au fond, bien caché. Pour celle qui a écouté une fois de plus un autre savoir mieux qu’elle-même ce que devrait être sa vie. Pour celle que l’on destine à baiser un samedi soir devant la télé en ayant mal au crâne et à en pondre un môme ou deux pour satisfaire les voies impénétrables du seigneur. Pour celle à qui l’on promet le bonheur, ailleurs. Toujours, tout simplement, ailleurs.
Un bonheur de femme bien.