Pas grand chose.

Je mise tout.
Je mise tout sur la pluie de mai.
La pluie de mai qui saura, dans son indulgence, me laver de mes excès.
Je mise tout.
Je mise tout sur la pluie de mai.
La pluie de mai qui saura me pardonner d’écrire son nom avec un F.
Je mise tout sur elle.
Je mise mes excuses d’alcoolique à ses heures. Et là tic tac.
ça tombe pile.
Je mise tout sur elle et ses eaux pures
Qui sauront me laisser effacer ses traces
Voraces. Pénétrantes.
Et qui durent.
Je mise tout.
Je mise tout sur la pluie de mai
Qui me laisse croiser cette femme seule sur son banc sale
Qui me laisse porter mes mots seule dans ma tête bancale.
Je mise tout sur la pluie de mai,
Sur la pluie de ce dimanche envolé comme un adieu.
Je mise tout sur la pluie de juin aussi,
Comme un renfort souhaité pour des étreintes inattendues.
Je mise tout ce que j’ai, c’est à dire pas grand chose.
Et j’appelle la pluie à mon secours.
Pour me laver de mon amour.

Mes chers parents, je pars. Je vous aime, mais je pars.

Au loin d’eux, comme un malaise.
Je les aime, puisqu’ils sont ma famille. Je les aime logiquement. Le lien est situé quelque part dans mon sang.
Je les aime et je vais donc les voir. Puisque je les aime.

Alors j’arrive. Je débarque dans ces lieux de mon enfance, dans cette campagne où j’ai grandi, dans cette ville où j’aurais du continuer à vivre. Logiquement. En restant près des miens, de ma famille, de ceux que j’aime.
J’arrive et je dors.
J’ai dormi pendant quarante-huit heures. J’ai dormi pour ne pas affronter le vide. Ce fossé qui nous sépare, moi et eux. Moi d’aujourd’hui, moi d’hier.
ça s’appelle une dépression je crois, cette capacité que l’on a parfois à ne plus vouloir ouvrir les yeux sur la réalité.
J’ai déprimé pendant quarante-huit heures, à me nourrir de sommeil. A me gaver de l’effacement des liens. A ne plus vouloir affronter.
La paralysie des membres a commencé par la langue. L’incapacité de dire. C’est un mur auquel je me heurte à chaque fois. Un mur d’amour muet, de soutien silencieux, d’accompagnement bienveillant dans une mer de culpabilité. Mon père est là.
Mon père me demande et je ne sais pas dire non. Je ne peux pas dire non.
Je me rappelle les mots de Gilles. « Je n’accepterai jamais rien de personne, pour ne rien leur devoir ».
Mais dans le sang, il y a déjà le lien. Il y a déjà ce que je leur dois. Dans mes blessures, il y a encore leur soutien. Dans mon parcours, il y a encore leur protection. Et maintenant, il y a mon chat entre eux et moi. Ils me tiennent par mon chat. Cette Tartine que j’aime infiniment. Ils me tiennent par un chat.

C’est fou ce que les êtres incapables d’exprimer l’amour peuvent faire passer au travers des animaux. Puisque nous sommes des murs, jetons les animaux par dessus. Ils seront notre lien. Ils seront l’expression de notre sensibilité. Ils remplaceront ce que nous n’avons jamais réussi à nous dire.

Ils me tiennent et ne veulent pas me lâcher. Je leur dois tout. Et ma culpabilité se nourrit de ce devoir et de toute ma reconnaissance.
C’est ma faute aussi. Je l’appelle ma fille. Je l’ai aimée de tout ce que je n’ai pas pu offrir aux êtres humains. Je l’aime encore en la substituant à l’enfant que je n’ai pas eu.

Je me suis séparée de moi et depuis je vois mieux. Si je vais mieux, je ne sais pas. Mais en tout cas, je m’éloigne d’hier et me rapproche de demain. Mais je me suis séparée de moi sans me séparer de mes projections d’amour. Ni de mes paralysies.
Je m’imagine couper les liens. Confier mon chat à la SPA. Pour ne plus renforcer la matérialisation de ce que je dois à mes parents. Et je vois comme c’est ridicule. Comme on n’a pas besoin de ça.
Le lien est là, de toute façon. Et rien n’y changera.

Vous n’avez pas le droit de me faire payer votre amour. Je t’aime, vieux Lear. Je t’aime et je n’ai jamais su le dire. Je t’aime et je suis à mille lieues de toi pour pouvoir grandir. Je sais que j’ai fait les bons choix.

A la maternité, je regarde ma soeur et le nouveau-né. Je suis écoeurée par tout ça. J’observe les grands-mères heureuses. Et j’ai la nausée. Ma mère qui ne cesse de répéter depuis le matin qu’elle est contente, que son petit-fils a la peau claire. Et oui. Avec un père à moitié algérien, on sait jamais, il aurait pu avoir les cheveux frisés et la peau matte.
Maman me dégoutte. Maman. Celle dont je suis née. Celle qui tient le lien de mon sang dans sa tête malade, sur sa peau, son visage, dans ses veines. Maman.
Maman grand-mère m’écoeure. Elle et sa satisfaction de grand-mère munie d’une descendance à peau claire. Grand-mère rassurée et contemplative. Elle et son besoin de reproduction projetée sur ses filles. Elle et sa bêtise.
La grand-mère sort son appareil photo et capture l’image de la jeune mère donnant le sein à sa descendance à peau claire. Ma soeur éclate en sanglot.
Acte manqué ? J’avais oublié mon appareil photo. Mais l’aurais-je pris, je ne l’aurais pas sorti. Parce qu’au-delà de ma soeur, de cette femme qui m’est liée par le sang, je voyais la jeune mère et son besoin d’intimité. Je me voyais de trop dans cette pièce. De trop, mais nécessaire. Comme une barrière protectrice pour empêcher le flash de la grand-mère de crépiter. Un rempart entre la bêtise de ma mère et ma soeur.

Maman, cette femme et son enfant ne t’appartiennent pas. Au delà de ta fille et de ta descendance, j’aurais aimé que tu vois comme moi une jeune mère qui allaite. Une jeune mère sur laquelle tu n’as aucun droit.

Mes chers parents, vous n’avez pas plus de droits sur elle que vous n’en avez sur moi. Malgré ce lien du sang que l’on vous doit.
Malgré la vie offerte. Malgré votre amour aveugle, silencieux et tellement maladroit dans sa bienveillance.

Je vous aime, en toute logique. Je vous aime et j’éprouve le besoin de vous voir. Tous les six mois. Obéissant au malaise de l’absence qui revient parfois me hanter. Six mois, le temps d’oublier cette dépression profonde qui me ravage à chaque fois que je vous croise.