Les retrouvailles

« Alors ! Que deviens-tu ? Mariée ? Des enfants ?! »
Non, on ne retrouve pas ses vieilles copines de lycée sans en payer le prix. Le prix des années, le prix de l’espace. Un grand vide qu’on a tenté en vain de remplir sous prétexte d’expériences, d’enrichissement personnel, de bonheurs furtifs.
Le lycée. Le plus beau de mes faux départs. Des souvenirs merveilleux, des moments délicieux, des vacances comme on en vit quand on a dix-sept ans. Dans le rire et les larmes, dans les secrets, dans la complicité et la virginité de l’esprit qui a tout à apprendre. On a tout à vivre quand on a dix-sept ans, alors on essaye tous de le faire. Ensemble. Mais chacun à sa façon.
« Au fait, Machin s’est marié avec Bidule, ils ont deux enfants…  » Chacun à sa façon.
Y’avait tout un petit monde qui gravitait autour de nous. Nous. Lui et moi. Petit noyau fusionnel dont les morceaux éclatés continuent encore dix ans après de me griffer dans leur rotation continuelle. Quand on s’enfuit, on part forcément avec des bagages qu’on ne peut pas laisser sur place. Des trucs dont on ne pourra jamais se débarrasser sur Ebay, des électrons qui vont te tourner autour, qui vont te blesser, sans que tu puisses jamais t’en séparer. La seule chose en ton pouvoir, c’est de te méfier de la gravitation, recouvrir ta petite planète d’une pellicule venue d’ailleurs, essayer d’autres champs de force pour tenter de détourner les particules coupantes en suspension.

Lui, bouffé par la maladie qui envahissait peu à peu notre joli petit noyau. Pourri.
Chacun sa façon de lutter. Moi je me suis enfuie. Je n’arrête pas de m’enfuir. Je n’ai trouvé que ce moyen-là pour affronter le temps et l’espace devant moi. J’ai essayé d’autres solutions, j’ai essayé de reconstruire, plus loin, ailleurs, d’autres noyaux, d’autres univers. Sans grand succès finalement.

Ce serait lâche néanmoins de réduire les causes de ce silence de presque quinze ans à cette histoire de lui, de noyau pourri, de maladie. J’ai ma part de responsabilité dans l’histoire, les coups de pieds dans les fourmilières, ça me connaît. J’en ai faites et dites, des conneries.

Enfin voilà quoi… C’est la vie.
Peut-être que le jour où je n’aurai plus peur de croiser son regard en me baladant dans Lyon, peut-être que le jour où j’aurai fait la paix avec tout ce que cette ville représente pour moi… Elle est le temps passé, le temps qui passe encore et celui qui viendra. Elle est la vieillesse, la culpabilité. Elle est l’amour de ma vie, mes racines et mes plus beaux souvenirs. Elle est le gris, l’arbre en face de la fenêtre, la télévision éteinte qui ne cesse de parler. Mon éducation, ma façon d’être. Lyon, je l’ai dans la peau. Et je passe mon temps à me dépecer. A travers mes fuites, mes mots, mes quêtes.

Que le monde continue à tourner sans moi, ça me rassure. ça me console des conneries que l’on peut dire quand on a dix-sept ans. Ou quarante.

On ne retrouve pas ses vieilles copines de lycée sans en payer le prix. Le prix d’un grand coup de pied dans une fourmilière de souvenirs, des bons comme des mauvais. Le prix des enfants qu’on n’a jamais eus, parce qu’on n’a jamais retrouvé le père. Le prix des fuites éternelles dans des univers toujours plus loin. Et le prix de la réponse à « qu’est-ce que tu deviens ? ». La pire des questions qu’on n’ait jamais inventée. Après « quoi de neuf ? » et avant « parle-moi de toi ». Le top 3 des questions cauchemardesques de la relation sociale interpersonnelle.

Et maintenant que tout ceci est écrit, oui, ça me ferait grave plaisir de vous revoir et de savoir qui vous êtes devenues maintenant. Quels sont ces visages d’enfants que vous avez fait naître. Quelles sont vos joies et vos peines. Au-delà du relationnel social, juste le goût des personnes que vous êtes, maintenant, demain.
Et je pourrai vous dire qui je deviens.

De la sociabilité de la boîte en carton.

J’y suis encore. Toujours coincée à l’intérieur de la petite boîte de carton.
Je me contorsionne un peu pour faire rentrer mon cul. Je veux pas qu’on voit mon cul qui dépasse.
C’est pas très pratique.
Les petits trous d’aération me permettent de participer un tant soit peu à la soirée socialisante. J’aime bien les bars de lesbiennes, elles sont belles ces filles. Je les regarde quand même, dès fois qu’elles le sauraient pas, qu’elles sont belles. ça n’a aucune utilité, mis à part de me distraire un peu.
Je me tords encore, la tête coincée contre une paume de main perdue. La mienne je crois. Y’a plus de sang pour faire passer le message, mais pas d’espace pour une troisième main de toute façon.
Je cherche ma place, entre les deux hommes assis en face, et les lesbiennes qui s’enlacent au comptoir. ça ne m’amuse pas beaucoup.
Plus tard, je creuse deux trous, passe les jambes et rentre à pieds. Les galeries de la place des Vosges me jettent un peu de bleu à la gueule. Rien de bien méchant. Pas de quoi faire pâlir ma colère sombre.
Un homme avec une rose à la main. Comme c’est touchant. Il attend en bas d’un immeuble, son téléphone lui raconte des choses tristes. Il lui dit qu’il sait oui, qu’il sait que tout cela est déprimant. Il regarde la fenêtre quelques étages plus haut. Je crois qu’il est bon pour attendre longtemps, avec sa rose qui crève déjà.
Une terrasse de café, un homme et une femme qui discutent. Mais pourquoi je l’aime ? Elle se demande. Moi aussi, mais ma place n’est pas ici, ni dans cette conversation.
Alors je continue.
A rentrer chez moi, en tout cas.
Vous avez remarqué vous aussi ? Ces quelques secondes. Ces quelques instants pendant lesquels il fait toujours noir quand on rentre chez soi, la nuit. Jamais rien de bien long, il suffit de tendre la main, trouver l’interrupteur. Et tout s’éclaire. En général, on n’y prête même pas attention. La lumière vient d’elle-même, dans un réflexe salvateur qui évite de se prendre les pieds dans le porte-manteaux.
Ben c’est long, quand on sait pas où il est l’interrupteur. C’est long, quand on sait même pas si y’en a un. Quand la boîte en carton n’est pas livrée avec l’électricité. Quand tout ce qui permet de lâcher un peu d’énergie, créer une vague lueur, c’est cette putain de colère sombre qui se frotte à chacune des tes pensées, chacun de tes sourires, chacune des mille occasions de la journée que tu perds pour arrêter de te torturer.
A part attendre d’avoir vidé cette batterie-là pour la remplacer par une autre qui fait de la lumière, je vois pas.

Le bonheur de la femme bien.

J’aurais pu lui dire, à ce monsieur qui jouait son morceau de violon.
J’aurais pu lui dire, excusez-moi de vous déranger monsieur, vous vous rendez compte du nombre de personnes dépressives qu’il y a dans une rame de métro ?
Il m’aurait dévisagée avec surprise. S’il avait compris le français. Ou bien il n’en aurait eu rien à foutre.
Mais j’aime à croire qu’il aurait opté pour l’arrêt soudain de l’air de violon, et qu’on aurait pu avoir cette petite discussion. Parce que ça m’aurait fait plaisir de parler avec quelqu’un qui ne me connaît pas.

Il se serait donc interrompu net, et il m’aurait répondu comme ça, du tac au tac, oui, et alors ?
On se serait engagés dans un échange un peu plus vif que son air de violon lancinant, sa vieille chanson d’amour déplumé, chanté, pleuré, crié, hurlé, susurré, murmuré, écouté avec patience, avec amour, avec mépris, colère, rage, des milliards de fois depuis que l’air de violon larmoyant existe.

Et alors ? Vous voulez quoi ? Qu’ils aillent se coucher directement sous les rails du wagon à la prochaine station ? Nan parce que là, c’est ce que vous leur donnez envie de faire.
Ce à quoi il aurait rétorqué, nan mais ma bonne dame, y’a aussi des gens heureux de vivre dans un métro hein, des gens qui aiment écouter les belles chansons d’amour jouées au violon, parce que le violon, c’est romantique, le violon, ça donne des ailes, ça fait grandir les coeurs, ça rapproche les amoureux, le violon, ma bonne dame.

Alors là, déjà, je lui en aurais collées deux sur sa tronche, de bonnes dames. Même que j’aurais hurlé que le prochain qui me dit que je suis bonne et que je suis une dame, je lui dégoupille les couilles avec les cordes du violon.
Et puis ensuite, plus calmement sans doute, j’aurais répondu à ce brave monsieur qu’éventuellement, son putain d’air de violon pourrait permettre à un couple dans ce métro de baiser ce soir au lieu d’avoir mal à la tronche ou de regarder je sais pas quoi à la télé, je sais pas, j’ai plus la télé moi, mais que pour ce peu probable orgasme supplémentaire sur terre, y’aurait au moins un mort de plus, moi. Alors qu’il se le foute dans le cul son putain de romantisme à la con et qu’on n’en parle plus.
Par-dessus ça, je me serais levée, j’aurais hélé la rame en lui demandant si y’avait quelqu’un ici à qui cette connerie d’air violonisé donnait envie de repeupler la France, et j’aurais regardé comme je sais super bien faire la connasse rousse qui aurait commencé à lever un ongle, en lui faisant comprendre qu’elle y tenait sûrement beaucoup, à sa manucure, et que ça lui ferait sûrement mal au nez de devoir se gratter la cervelle avec.
J’aurais sans doute pas pu finir le travail car déjà on est arrivé dans la prochaine station, le type au violon est sorti après être passé dans l’allée en tendant la main. Il est allé s’en prendre à la seconde rame. Une connasse rousse lui a même peut-être jeté une pièce. Peut-être même qu’elle a souri en accomplissant ce noble geste.

Et moi je continue dans le métro, plongée dans mon bouquin au moins aussi déprimant que l’air de violon. Tout ce qui compte, c’est de continuer, non ?
Alors je continue. Et je me dis qu’elles sont drôlement chiantes ces barrières mentales. Celles qui nous empêchent de hurler, de gifler, de lancer son verre à la gueule de celui qui le tend, celles qui m’empêchent tout simplement d’être l’hystérique que je réclame le droit d’être, parfois. Juste de temps en temps.
C’est insupportable d’être la bonté incarnée. C’est insupportable d’entendre ça à chaque fois. C’est insupportable d’être suffisamment aimée pour éveiller la tendresse sans jamais l’être assez pour attiser la passion.
C’est insupportable d’être une fille bien.

Et si je me mettais à faire des crises d’hystérie, comme ça, quand je me dis, là, ça mériterait bien un gros gnon dans ta tronche, ben on me regarderait avec des yeux bizarres.
Y’ a des tas de filles, de femmes, chez lesquelles ça paraîtrait tout à fait normal. Mais chez moi, non. Parce que moi, je suis « la bonté incarnée » et que je n’ai « pas une once de méchanceté » en moi.

Y’a des femmes qui pourraient se lever dans le métro et incendier le joueur de violon et qui auraient l’air tout à fait naturelles. On dirait, sur un ton d’admiration jalouse, ha oui, celle-là, ça m’étonne pas, elle a l’air d’une femme à piquer sa crise. Des femmes qui pourraient claquer la porte d’un appartement au beau milieu de la nuit et se casser sans dire un mot à leur amant. Ne pas donner signe de vie pendant des semaines ensuite. Tout en ayant l’air suffisamment naturelles et spontanées pour que l’amant se dise qu’elle remet ça avec ses crises d’hystérie, comme je l’aime.
Salope.
Pardon, ce dernier mot ne vous est pas adressé, il est pour moi-même. Ou plutôt pour celle que je ne suis pas. Pour celle qui est aimée. Et pour la conne qui se planque derrière ses barrières mentales protectrices de son environnement et auto-destructrices pour elle-même.
Ce « salope », il est pour celle qui ne s’est pas barrée au milieu de la nuit en entendant un autre prénom que le sien, alors qu’elle en crevait d’envie, à l’intérieur, au fond, bien caché. Pour celle qui a écouté une fois de plus un autre savoir mieux qu’elle-même ce que devrait être sa vie. Pour celle que l’on destine à baiser un samedi soir devant la télé en ayant mal au crâne et à en pondre un môme ou deux pour satisfaire les voies impénétrables du seigneur. Pour celle à qui l’on promet le bonheur, ailleurs. Toujours, tout simplement, ailleurs.
Un bonheur de femme bien.