Une place dans ce monde.

Ils veulent me retirer mon permis de conduire. Ils veulent me séquestrer. Ils veulent me dire que j’ai Alzheimer comme mon père et que j’en crève comme lui. Comme ça ils m’enfermeront dans un hôpital où tout le monde finit par mourir. Y’a le cousin du Léon Barberais qui y est mort, l’année dernière. Il était dans la chambre en face de celle de ta mère. J’ai discuté avec lui. On était obligés de rester chacun dans notre chambre sinon on se faisait passer un savon par les infirmières. Le docteur, y disait que j’allais contaminer tout l’hôpital avec mes germes ramenés de l’extérieur. Le docteur, y disait que j’allais faire crever tout le monde. Alors on discutait en restant chacun sur notre pas de porte, séparés par un couloir. Et le cousin du Léon Barberais, il est mort, six mois après. J’ai trois conscrits qui sont morts, en quatre mois. Y’en a un, on gardait les vaches ensemble quand on était gamins. C’était un champion d’acrobaties. Il faisait de la gymnastique sur les trapèzes, les barres parallèles et tout ça. Un gars costaud quoi. Un gars qu’est mort y’a deux semaines, en trébuchant devant chez lui, à la renverse. Il s’est ouvert le crâne. En deux jours, il était parti. Tu trouves ça juste ma fille ? Tu trouves ça normal ?

Ben oui, j’ai peur. Ben oui, je dis pas que j’ai peur. Je crie. Je m’énerve. Mais j’ai des raisons, aussi. Le docteur de l’hôpital qui m’a vu, pour ma mémoire, il m’a prescrit un médicament. Et alors on est allés chez Griblard, le pharmacien, avec ta mère. Et Griblard, il a fait une drôle de tête en voyant l’ordonnance. On se connaît bien avec Griblard, depuis le temps. Sa tête, elle peut pas me mentir. Il est allé regarder dans ses encyclopédies et il est revenu, et il m’a dit que le médicament, il était pas compatible avec le traitement que je suis. Heureusement qu’il était là, Griblard. Non mais tu te rends compte ? C’était un antidépresseur, le machin. Et un truc fort en plus. Tu vois ? Ils veulent me faire comme à ta mère. Ils veulent me tuer le cerveau.

Ben oui, je suis triste. Ben oui, j’ai des idées noires. Je vois la mort arriver. Je sens qu’elle me prend des petits bouts de mon autonomie, chaque jour un peu plus.  Je suis même plus capable de remonter ma brouette de bois du fond du jardin. L’autre jour, en étendant les draps, j’avais les jambes qui flageolaient. Elles m’obéissaient plus. Une patte folle en somme. Elles sont toutes cabossées mes guibolles. Avec toutes les branches qui me sont tombées sur la gueule. Je me sens diminué, tu comprends ?

C’est ça, avoir des idées noires ? C’est ça, être dépressif ? ça mérite qu’on me lobotomise à coups de médicaments, le fait que je sois conscient que la mort approche ?

J’ai pas envie d’aller crever dans un hôpital. Un homme a le droit de profiter de sa liberté pour les derniers temps qu’il lui reste à vivre. J’ai pas envie d’aller à l’hôpital. Qu’est-ce qu’on fera des chats ? Faudra qu’on les fasse euthanasier mes trois matous. Ta mère pourra pas s’en occuper. Ta mère pourra même pas s’occuper d’elle-même. Si tu la poses dans un fauteuil un peu trop profond le matin, le soir, elle y est encore.

Ben oui, je suis vieux et j’aime pas ça. Ben oui, je suis sourd. Et je veux pas de vos appareils qui coûtent une fortune. Avec quoi on va payer ? Je veux pas qu’on me fasse la charité. Je suis né pauvre et je resterai pauvre toute ma vie. Même si j’ai de quoi payer si on prend sur les économies. Je veux pas me sentir redevable. Je peux pas me sentir en paix dans ce monde de fous. J’ai trop de colère. La guerre d’Algérie, je l’ai toujours pas digérée. J’étais qu’un gamin, j’étais pas prêt à voir les horreurs que j’ai vues. Les horreurs que j’ai faites, peut-être. Je sais pas, j’en ai jamais parlé. Mais les horreurs, en tout cas, jamais elle se sont arrêtées. Elles continuent, chaque jour, à la télé. J’en peux plus de la télé. J’entends pas ce qu’ils racontent. Il font exprès de mettre un son pourri avec des aigus pour que j’entende rien. Mais les horreurs, je les vois, je les regarde, je les lis. Les multinationales qui dirigent le monde sur notre dos. Les puissants qui s’en mettent plein les poches. Les réfugiés qui fuient la guerre et ceux qui viennent poser des bombes dans notre pays. Toute la merde qu’ils nous font bouffer. Les patates en plastique. Le boeuf aux hormones. Les OGM et les pesticides. Les morceaux de chat dans les plats cuisinés. Ben oui, je maigris, j’en peux plus de manger ces trucs que j’ai même du mal à chier.

Je sais pas si je referai un jardin cette année. ça fait déjà deux trois ans que je fais plus de légumes. Que je fais plus mes tomates, que tu aimes tant. Je fais plus que les dahlias, sous le noyer. La fleur de ma mère. Tu le savais pas, ça non plus, que je faisais les dahlias en mémoire de ta grand -mère. Tu le savais pas, je t’en ai jamais parlé. Tu l’as appris par Madame Longuin, la voisine. Pour sûr, ça te semblait bizarre. Les dahlias, ça se mange pas. Un homme qui a vécu comme un ours toute sa vie qui fait pousser des dahlias. Y’avait comme une incongruité.

Ben oui, tu ne comprends pas tout. Ben oui, tu ne sais pas grand chose. Et moi, je veux pas savoir si j’ai Alzheimer ou pas. ça changera quoi que je sache s’il est là ? J’en ai plus pour très longtemps de toute façon. Je vais continuer à lire mes bouquins, à faire mes mots-croisés. Même si j’arrive plus aussi souvent qu’avant à les finir.

Ce que tu sais, c’est que je vis en colère et que je cache tout le reste. L’enveloppe qui me protège du monde, elle est toute déchirée. ça m’a fait du bien, je crois , quand tu m’as dit que j’avais peur. J’osais pas trop l’avouer.

Ce que tu sais, c’est que tu me ressembles. J’ai lu, toute ma vie, au fond de ma caravane dans les bois pour passer les soirées. Je lis toujours, autant que je peux, aujourd’hui, pour passer mes journées. Des romans, de l’histoire, des biographies, de la géographie, des trucs scientifiques, des revues qui parlent des bois et des forêts, des journaux qui me parlent du monde de fous dans lequel je vis… j’ai tout dévoré. Et tout ce que j’ai comme diplôme, c’est mon certificat d’études. Si j’ai passé ma vie dans les bois, c’est pour que tu puisses aller plus loin que moi, dans la vie, dans ce monde de fous dans lequel on vit.

Ce que tu sais, c’est que tu m’en veux quand même un peu, aujourd’hui, de ne pas avoir été là pour toi quand tu avais besoin de ma présence rassurante à tes côtés.

Ce que tu sais, c’est qu’on est colère et qu’on est tristes, tous les deux, de vivre dans ce monde étrange où on ne trouve pas notre place. La mienne était en liberté, dans ma caravane au fond des bois. Mais ça ne pouvait pas durer toute la vie. Aujourd’hui, je suis vieux et usé. Ce qu’il m’en reste, de ma liberté, je ne le confierai pas aux docteurs qui veulent me faire oublier l’odeur des vaches dans les prés, le bruit du vent dans les arbres, le ronron de mes chats.

Elle est où, ta liberté, ma fille, dis-moi ?

Moi non plus, je ne sais pas.

Les 5 blessures, la femme et l’enfant.

Lise Bourbeau nous parle de 5 blessures, que je qualifierais d’originelles. Elle nous parle aussi de Dieu, mais Dieu n’est pas un gros mot et chacun y mettra ce qu’il voudra derrière. Elle nous parle aussi de karma. Notion un peu dérangeante pour moi car elle m’invite à aller fouiller dans ce que je paye dans cette vie-là. Et j’ai pas trop envie. Je préfère me concentrer sur le fait de réparer et de transformer. Faire de la pourriture émotionnelle que je génère une belle merde brillante à paillettes qui sent bon le fumier et les petites fleurs des prés. Le processus de transformation et de sublimation, en somme. Voilà ce qui m’intéresse surtout.

Et puis bon, elle est mignonne aussi, la Bourbeau, à nous dire que nous sommes responsables de chaque maladie que notre corps peut générer. Elle est mignonne à nous sortir ce discours hyper culpabilisant empreint de catholicisme tout en nous servant « Mais surtout, ne vous sentez pas coupable ! ». Ouais, c’est ça, surtout, ne pensez pas à une voiture rouge à l’instant où vous lisez ces mots.

Enfin bref.

Les 5 blessures donc, qui vont donner lieu à 5 masques de défense que l’on adopte en réaction :

  • Rejet : masque du fuyant
  • Abandon : masque du dépendant
  • Humiliation : masque du masochiste
  • Trahison : masque du contrôlant
  • Injustice : masque du rigide

Allez creuser le sujet par vous-même s’il vous intéresse, je suis pas là pour faire un exposé des idées des autres quand les autres sont mieux placés que moi pour les expliquer par eux-mêmes. (« Et un masque de rigide pour la quatre ! »)

Voilà plusieurs mois que je cherche à aller derrière les masques. Et j’ai des tendances plus ou moins marquées à les adopter tous à tour de rôle, parfois simultanément, au gré des circonstances. Comme chacun de nous, très probablement.

Un paramètre amusant : les hormones et autres perturbateurs endocriniens que l’on ingurgite ou que l’on assimile. Voilà sept mois que j’étais sous traitement hormonal afin de limiter l’endométriose qui me faisait des petites et grosses saloperies de kystes et autres polypes dans l’utérus et les ovaires. J’ai suivi le traitement sagement avec parfois, certaines réticences à avaler cette pilule, dans tous les sens du terme. Mais je l’ai fait. Voilà plusieurs mois que je me demandais ce qui bloquait toute envie de ma part d’entretenir une quelconque relation charnelle. Jusqu’à m’en poser des questions sur ma sexualité, ou plutôt mon asexualité. Autrement dit, zéro libido depuis des mois. Mais alors, quand je dis zéro, c’est zéro.

Vous inquiétez pas, c’est normal, qu’il me dit, le gynéco, c’est un tue l’amour. C’est sûrement hormonal plus que psychologique.

Ha ok. ça faisait sept mois que j’étais sous ménopause artificielle. Sous castration chimique. Sous tue l’amour. Je comprends mieux. Le côté très encourageant de cette expérience est que malgré tout, c’est pas si tue l’amour que ça. J’ai fait d’heureuses rencontres, au début de cette période. Cette modification de mon paramètre hormonal naturel m’a aidé à faire la distinction entre mes envies réelles (émotionnelles, physiques et mentales) et les envies dictées par mes ovaires. Ils ont un sacré pouvoir ces morceaux de soi… Et il est bon de savoir qui dit quoi et qui a le dernier mot pour passer à l’action, ou pas.

N’empêche que ça commençait sérieusement à devenir gonflant de se demander où était passée ma part féminine. Le masque du contrôlant et du rigide ont eu la part belle…

Faire tomber les masques que j’adopte et qui ne m’appartiennent pas. Je ne suis pas mes blessures. J’en ai certaines. La différence est de taille. Il y a des choses en moi qui ne sont pas moi. Il y a des événements que l’on vit qui réveillent ces blessures avec plus ou moins de force. Rejet et trahison sont pour moi les plus violentes. Il y a des blessures aussi que j’ai l’impression de porter comme on porterait le sac à dos de quelqu’un d’autre. Des blessures qui m’appartiennent encore moins que les autres. Comme un héritage malvenu.

La blessure de rejet va jouer un rôle dans la place que l’on prend. Dans la place que l’on s’accorde de prendre. Voilà qui me parle. Elle n’est pas seulement mentale, comme peut l’être ma blessure d’injustice. Je la sens entière. Je la sens m’occuper de façon permanente et je sens que toute ma vie amoureuse lui a docilement obéi jusqu’ici. Elle est le fil conducteur que je vois se dessiner dans mes choix, afin de m’assurer de toujours aboutir au même schéma. J’ai fui ma propre identité en accordant à l’autre le droit de m’en donner une. Le droit de me définir. Le droit de définir mon être, mon essence, ma valeur. Tout ça pour une bête idée d’être venue au monde illégitimement. Pour un sentiment idiot d’être coupable de tout le mal de mon univers.(Blessure d’injustice, qui va découler de la force de la blessure de rejet) Nan mé franchement.

La blessure de trahison me saute aux yeux, elle me semble couler de source. (Elle découle de la force de la blessure d’abandon). La trahison du père absent. La trahison du frère qui jouait au père sans être en âge de savoir le faire. La trahison de chaque homme de ma vie. Je trouve dans chacune de ces relations une raison de me sentir trahie, plus ou moins fondée mentalement, plus ou moins justifiée dans les faits. Mais le coeur y est, avec parfois beaucoup de ferveur et de rancoeur. Si j’écoutais cette blessure, je pourrais certainement finir par tenir le discours « Tous des salauds ». Mais bizarrement peut-être aux yeux de certains, ça ne m’a jamais tentée. Est-ce mon masque de masochiste qui me pousse à continuer de vouloir aimer ? Il n’en est pas moins qu’il est inconcevable pour moi de considérer certains comportements nuisibles comme représentatifs de tous les individus.

Qui dit trahison, dit donc masque du contrôlant. La vache ! C’est vrai que je lâche pas trop la bride, hein… Gros boulot sur le lâcher-prise ma cocotte ! Je crois que j’en ai pour toute une vie sur ce travail. Et pour ce faire, il me paraît nettement plus judicieux de partir dès le début d’une relation sur l’acceptation du non-contrôle plutôt que ça finisse encore en envies d’énucléer et arracher les entrailles de quelques personnes. Mais alors. Si j’accepte de ne plus rien contrôler, est-ce pour céder à ma blessure de rejet qui m’incite à ne surtout pas prendre de place ? Quel bordel…

Je préfère en rire aujourd’hui car j’ai la conviction profonde de ne pas me résumer à ces mécanismes de défense. Est-ce mon ego et son orgueil qui parle ? Qui sait ?

Ce qui m’aide à nourrir cette conviction profonde d’être bien plus que ces masques et ces blessures, c’est ma capacité à aimer. Depuis toujours, je sais que je suis faite pour aimer. Je ne savais pas toujours comment, jusqu’alors. Et sans doute ne le sais-je toujours pas vraiment. Mais pour trouver une façon d’aimer de tout mon être, je me fais confiance. J’y suis toujours parvenue. La merde à paillettes que mon être fabrique s’appelle pardon. J’ai mis le doigt sur tous les plus grands pardons que j’ai à fabriquer, à transformer, à pétrir. Ils ne sont pas tous très aboutis, mais ils sont là, en graine parfois. Et je les travaille du mieux que je peux.

Et maintenant que je me retrouve, entière, déconstruite et reconstruite, chaque jour, jusqu’à la fin des temps, je vais aimer. Je vais m’aimer, librement et en toute conscience, avant toute chose. De toutes les couleurs que je peux. Ma joie de vivre tenait peut-être à une hormone, un déséquilibre, une pièce manquante. Mais elle est là, cette joie, cette force créatrice, je la sens. Elle nécessite certains jours des efforts pour aller la chercher, elle se fait désirer. Elle m’a manqué. Et aujourd’hui, j’ai envie de la faire rayonner. Comme cette enfant qui faisait le pitre devant la fenêtre de la caravane pour apporter de la joie à sa famille, qui s’est cassé la gueule en faisant peur à toute la famille, qui s’est relevée en pleurant et en riant, et qui dit adieu, je vous aime, à toute sa famille, 35 ans plus tard.